Sur la route

Sur la route

Nous sommes début juillet. Devant moi s’étale une semaine entière. Sept jours pour rallier le Haut-Languedoc au départ de Paris. Ca me laisse le temps de me perdre, de changer de cap, de ne rien devoir décider. J’ai tellement de temps devant moi que même hésiter devient futile. Il me suffit de me laisser porter.

Quand je suis sur la route, il se passe en moi quelque chose qui me dépasse. Comme une ouverture. Comme un lâcher-prise. Comme si j’échappais à la gravité. Comme si s’évaporaient les craintes archaïques qui, en temps normal, m’amènent à me cramponner à mes certitudes, à contrôler, à questionner sans cesse, à vouloir comprendre et à anticiper. Comme si cette singularité auto-entretenue que j’appelle Olivier se dissolvait dans la diversité que je sillonne. Comme si je pouvais enfin mourir sans rien regretter.

Pendant 50 ans, j’ai vécu avec l’angoisse de ne pas avoir le temps. Pas le temps de tout voir, pas le temps de tout goûter, pas le temps de tout essayer. Aujourd’hui, à l’heure des premiers bilans de vie, chaque fois que je suis sur la route, seul, sans but, avec tout le temps du monde devant moi, c’est la même vague de légèreté qui m’emporte.

Cette vague est poussée par le vent, par les paysages, par les odeurs et par les arômes, parfois par un éclat de rire derrière une persienne, parfois par une guitare que l’on gratte au détour d’une petite rue pavée, par les regards que je croise et les sourires et les conversations qui en découlent.

Me couvant dans son écume, elle déferle sur moi en deux temps. D’abord sous la forme d’une prise de conscience. Il y a toute cette beauté qui m’entoure. Il y a toute cette variété qui défile autour de moi. L’une et l’autre sourient de concert en me regardant passer. Elles sont absolument et irrémédiablement impossible à embrasser dans leur totalité. Noyé dans elles, chaque kilomètre que je fais me confirme la distance infinie qui m’en sépare. Ces deux danseuses s’offrent à moi avec pudeur. Elles sont farouches. Je n’aperçois que ce qu’elles veulent bien me laisser parfois entrevoir lorsque le hasard soulève un coin du voile. Leur totalité me dépasse. Il m’aura fallu longtemps pour accepter d’être dépassé par quoi que ce soit.

Et c’est alors que le second temps vient m’ouvrir le cœur. Acceptant joyeusement mon incapacité à les embrasser l’une et l’autre dans leur totalité, je reconnais enfin la véritable Beauté. Renonçant à La voir, renonçant à L’avoir, je peux enfin me laisser porter par Elle. C’est alors qu’Elle vient enfin habiter pleinement les choses que je sais que je ne pourrais pas posséder et animer les êtres qui s‘offrent à moi l’espace d’un instant, l’espace d’un regard, l’espace d’un contact, l’espace d’une complicité, l’espace d’une rencontre.

Sur la route, me voilà irrémédiablement ému. Enfin ému. Emu sans raison particulière, ou plutôt pour la meilleure raison du monde: aucune! Acceptant enfin d’être touché par quoi que ce soit ou par qui que ce soit. Il en aura fallu, du temps, pour m’ouvrir à cette puissante fragilité.

Je n’ai plus peur de la mort. Sur la route, dans cet “ici et maintenant” qui défile, je savoure langoureusement l’infime fraction de cette Beauté qui m’attend patiemment, en remerciant cette Forfuité que j’appelle “ma vie”.

Olivier Caeymaex

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