« Taxe caïman » et sociétés françaises dites « translucides »

« Taxe caïman » et sociétés françaises dites « translucides »

Faut-il cocher la case 1077-87 du cadre XIV de la déclaration belge à l’impôt sur le revenu lorsqu’un habitant du royaume est associé au sein d’une société de droit français bénéficiant du régime singulier dit de la « translucidité fiscale » ? La réponse qui ne contient aucune ambiguïté est non, trois fois non !

Vu de Belgique :

Dans la « loi-programme » du 25 décembre 2017, notre législateur avait adopté plusieurs modifications importantes au régime dit de la « taxe caïman » qui entend imposer « par transparence », directement dans le chef des « fondateurs » personnes physiques ou morales résidentes en Belgique, les revenus perçus par des « constructions juridiques ». Le même législateur a tenté de préciser, fin novembre 2018, la nature desdites « constructions juridiques » susceptibles d’entrer dans le champ de cette « taxe caïman » qui ondule dans le paysage fiscal belge comme un crocodile dans les eaux troubles lorsqu’il entend capturer sa proie.

A la lecture superficielle du texte difficilement compréhensible, il aurait pu être hâtivement déduit que le législateur belge a tenté d’inclure dans son champ d’imposition les titulaires d’une profession libérale (médecins, kinésithérapeutes, avocats, experts-comptables, réviseurs,…) qui, bien que domiciliés en Belgique, exercent leur métier en partie ou en totalité sur le territoire français en étant associé au sein d’une société civile professionnelle, les propriétaires fonciers ou forestiers qui possèdent, en France, des biens ruraux ou des massifs forestiers au travers de groupements fonciers ou forestiers, les commerçants qui agissent sur le territoire français en étant associés au sein de sociétés en nom collectif ou au sein de sociétés familiales à responsabilité limitée, ou les personnes qui détiennent l’un ou l’autre immeuble au travers d’une de ces « fameuses » sociétés civiles immobilières (S.C.I.).

Le ministre qui avait à l’époque les finances dans ses attributions a ainsi fait adopter, en date du 21 novembre 2018, un arrêté royal dont les effets sont entrés en vigueur à compter du 1er janvier 2018 (et qui concerne donc les revenus à déclarer cette année) qui établit notamment que « … sont des constructions juridiques les sociétés…qui possèdent la personnalité juridique, qui sont établis au sein de l'Espace Economique Européen …et qui n'est (ne sont) pas incluse(s) dans le champ d'application de l'article 29, § 2, du Code précité et dont les revenus sont imposés dans le chef des associés ou actionnaires par l'Etat ou la juridiction dans laquelle cette société est établie ;… ».

Ledit ministre a tenté de convaincre Sa Majesté le Roi que cette disposition particulière visait « …donc les sociétés qui, dans l'Etat ou la juridiction dans laquelle sont établies ces sociétés, disposent de la personnalité juridique conformément au droit civil, mais dont l'impôt sur les revenus est ultimement perçu dans le chef de l'actionnaire ou associé sous-jacent. Par conséquent, celles que l'on appelle les "sociétés translucides" (comme par exemple la société civile française) qui disposent de la personnalité juridique conformément au droit civil français et qui n'ont pas choisi d'être imposées distinctement sont en principe également visées par cette disposition. ». Le ministre a ainsi pris la précaution d’involontairement taire à Sa Majesté qu’il entendait vouloir imposer sur le territoire belge près de 50% des sociétés de droit français, étant donné qu’il ignorait certainement les statistiques françaises qui démontrent que les sociétés de personnes bénéficiant de la « translucidité fiscale » représentent près de la moitié des sociétés immatriculées dans les registres de commerce et de sociétés gérés par les greffes français. Mais il a implicitement rassuré Sa Majesté qu’aucun incident diplomatique ne se présenterait avec ce pays voisin et ami car un complexe et inexplicable mécanisme juridique éliminera du champ d’application de la taxe caïman, grâce à la vérification préalable d’une batterie de tests, un très grand nombre de sociétés dites translucides qui ont été imbécilement prétendues être concernées par cette nouvelle disposition fiscale.

Vu de France :

La lecture et maîtrise du droit français indiquent qu’AUCUNE société de personnes de droit français, quelle qu’en soit sa forme juridique, soumise en France au régime singulier de la « translucidité fiscale », n’entre en Belgique dans le champ récemment élargi de la taxe caïman et qu’AUCUN habitant de royaume associé au sein de ce type de société n’est légalement tenu de déclarer, en cochant la case 1077-87, être fondateur d’une construction juridique définie à l’art. 2 §1er, 14° du CIR92.

Certes, d’éminents fiscalistes français voient dans la singularité du régime fiscal des sociétés de personnes un véritable « sac d’embrouilles » et la crise de la dette souveraine de 2012 a conduit le législateur français à renoncer à réformer en profondeur ce régime d’imposition, préférant ne pas rajouter une difficulté supplémentaire aux chefs d’entreprise qui avaient déjà été fortement malmenés par la crise financière de 2008 et qui voyaient dans la crise de l’euro d’autres incertitudes bien plus préoccupantes que celles issues du fonctionnement de leur régime fiscal inédit et constituant une « exception à la française ». 

Si les articles 8 à 8ter du C.G.I., complétés de l’article 238bis K du même code, disposent que les associés des sociétés qui n’ont pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux sont personnellement soumis à l’impôt sur le revenu pour la part des bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société, ébauchant ainsi ce qui pourrait être interprété comme étant le début d’une « transparence fiscale », aucun de ces articles ne précise que lesdits associés sont imposables sur les revenus appréhendés par la société comme s’ils les avaient appréhendés eux-mêmes. Aussi, lesdits revenus sociaux ne sont nullement imposés en tant que tels, séparément des autres revenus, au nom de chacun des associés, mais constituent un élément de la somme algébrique qui détermine le revenu imposable de chaque associé, pouvant entraîner, le cas échéant, la compensation des revenus personnels de l’associé et de sa part des pertes de la société de personnes et inversement. Ces dispositions instituent ainsi la fragmentation de l’imposition des bénéfices sociaux mais ne constituent pas à eux-seuls un mécanisme d’assimilation à la transparence fiscale.

Par ailleurs, l’article 60 du même code indique que lesdites sociétés qui n’ont pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux sont tenues aux obligations qui incombent normalement aux exploitants individuels, avec la précision au sein du Livre des Procédures Fiscales que la procédure de vérification des déclarations est suivie entre l’administration des impôts et la société elle-même. Cette disposition oh combien primordiale empêche ainsi, en toute légalité, l’administration fiscale (française et a fortiori l’administration belge) de vérifier, lors d’un contrôle de la déclaration de l’associé, si la quote-part des bénéfices sociaux y mentionné est fondée. Un contrôle préalable de la déclaration des revenus déposée par la société elle-même est impératif avant de pouvoir éventuellement redresser le revenu imposable dans le chef de l’associé. 

Aussi, l’article 150 VF du C.G.I. précise que l'impôt sur le revenu correspondant à la plus-value réalisée sur les biens immobiliers bâtis ou non bâtis ou les droits relatifs à ces biens est versé (selon le régime dit de « translucidité fiscale ») par la société qui cède le bien ou le droit et que l'impôt acquitté par ladite société est libératoire de l'impôt sur le revenu afférent à cette plus-value dans le chef de l’associé.

Les dispositions des articles 164B et 165 bis du C.G.I. énumèrent les revenus qui ne peuvent échapper à l’imposition en France lorsque leurs bénéficiaires résident hors de France. Ces derniers sont soumis, en vertu de l’article 197A du même code, à un taux minimal d’imposition de 20%.

Conclusions :

En conséquence, les dispositions régissant en France le régime de la « translucidité fiscale » conduisent à ce que les sociétés de personnes concernées soient non seulement des personnes morales distinctes de leurs associés au sens civil mais aussi des sujets fiscaux à part entière pour lesquels TOUS les impôts auxquels sont soumises ces sociétés ne sont pas systématiquement réglés par leurs associés lesquels, lorsqu’ils résident hors de France, ne peuvent éviter, sur leur quote-part des revenus appréhendés sur le territoire français, une contribution établie à un taux d’imposition de 20% au minimum.

Le corsetage de ce régime fiscal singulier est tel que la France s’assure de la perception de l’intégralité de l’impôt pour tous les revenus appréhendés sur son territoire par toutes les sociétés de personnes établies sur le même territoire quand bien même l’associé de pareilles sociétés serait domicilié hors de France. 

Contrairement à la volonté exprimée par le ministre dans son rapport au Roi de viser, par principe, les sociétés de droit français qualifiées de « sociétés translucides », les associés/actionnaires belges de sociétés semblables sont protégés par le droit interne français des élucubrations ministérielles belges et peuvent faire l’économie de devoir consacrer de l’énergie à vérifier le test fastidieux pour déterminer s’ils sont ou non fondateurs d’une construction juridique au sens du 2° de l’art. 1 de l’.A.R. du 18 décembre 2015 d’exécution de l’art. 2, §1er,13°,b, alinéa 2 du CIR92. 

Par contre et à titre indicatif, les associés de sociétés civiles de droit luxembourgeois, italien ou monégasque ne bénéficient pas d’une protection similaire à celle fournie par le carcan juridique français. Dans les 2 premiers cas évoqués, ils vérifieront s’ils peuvent se réfugier derrière les dispositions de la convention de prévention de la double imposition pour éviter d’être qualifié de fondateur d’une pareille construction juridique. Dans le 3ième cas, l’associé éventuellement concerné sera bien inspiré de plutôt se poser la question de savoir par quelle inadvertance il reste habitant du royaume en étant associé au sein d’une société civile de droit monégasque et il assumera ses choix en cochant la case 1077-87 !

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