TISSER DE NOUVEAUX VOISINAGES
Reprise d'une critique d'exposition publiée dans le numéro 211 - été 2008 de la revue VIE DES ARTS
- ARCHITECTURE
Par Patrice-Hans Perrier
À L’EST, COMME À L’OUEST, LES GRANDES CITÉS IMPLOSENT SOUS LE POIDS DE L’AUGMENTATION DE LEUR POPULATION. PRÈS DE 50 % DE L’HUMANITÉ MÈNE UNE VIE URBAINE, LIVRÉE AUX FORCES DU MARCHÉ, AU SEIN D’UN TISSU URBAIN SOUVENT DÉSTRUCTURÉ. DEUX ARCHITECTES – UN JAPONAIS ET UN BRITANNIQUE – PRÉSENTENT AU CENTRE CANADIEN D’ARCHITECTURE (CCA) DES APPROCHES QUI TABLENT SUR LE « VIVRE ENSEMBLE », DANS UN CONTEXTE OÙ L’INDIVIDUALISME FORCENÉ MENACE L’ÉQUILIBRE DE LA VIE CITOYENNE.
À une époque où les métropoles deviennent des mégapoles, l’architecte japonais Fumihiko Maki insiste sur le fait que « les sociétés urbaines, comme celle du Japon, doivent prendre de l’expansion dans des espaces irréguliers issus de division du territoire ». Contrairement à leurs consoeurs occidentales, les villes nipponnes ont fait le pari de composer avec les fluctuations qui caractérisent le développement urbain d’après-guerre.
L’architecte Ryue Nishizawa parle, quant à lui, d’un « nouveau sens des valeurs» à l’oeuvre dans ses projets qui proposent des unités d’habitations reflétant les divers modes de vie urbains. À l’instar de Maki, qui s’est toujours préoccupé de la « ville chaos », Nishizawa prend en compte la nécessité de dépasser la référence légitime de la ville sédimentée au gré de sa croissance. C’est la première fois que cet architecte nippon présente ses projets en Amérique du Nord. Ne faisant pas grand cas de l’organisation de l’îlot traditionnel, la maison qu’il propose n’est plus repliée sur elle-même: elle est poreuse, semitransparente et donne à voir le spectacle d’une domesticité presque mise à nue.
VOIR ET ÊTRE VU
Une immense maquette occupe presque tout l’espace d’une des salles d’exposition du CCA. Véritable plan de masse, presque à l’échelle d’un quartier de Tokyo, cet étonnant agrégat d’îlots accueille un projet pour le moins hétéroclite. La Maison Moriyama, conçue par Ryue Nishizawa, déploie ses 10 modules, un peu comme la déclinaison d’un gigantesque tatami en 3D. Tout en respectant les alignements et les hauteurs des îlots avoisinants, cette curieuse villa cubique rappelle Habitat 67, avec ses pièces traitées comme des petites unités d’habitations autonomes.
On se croirait presque dans un village blanc de la Méditerranée ! Il s’agit d’une typologie qui semble avoir été importée d’un autre continent. Point de clôture : les voisins peuvent pousser les relations de proximité jusqu’à faire une petite promenade dans l’interstice entre les unités d’habitations et venir discuter avec les occupants. L’unité principale, habitée par le propriétaire du lot, affiche une grande baie vitrée qui livre l’intimité de la maison aux regards du voisinage. On ne peut s’empêcher de penser au film Rear Window, (Fenêtre sur cour), d’Alfred Hitchcock, un film culte qui traite de la dynamique psychologique de «voir et d’être vu».
LA PIERRE ET LE LIERRE
Il semblerait que l’architecte Ryue Nishizawa travaille sur l’habitat comme s’il s’agissait d’un îlot à part entière. Une attention toute particulière est consacrée à l’aménagement paysager où le verdoiement des arbres contraste avec la blancheur des modules habités. «Alors, commente Nishizawa, au cours d’une conférence au CCA, des fragments d’urbanité s’offrent à nos yeux, témoins de la volonté de briser le programme architectural en sous-sections qui s’intègrent assez bien au quartier.» Certains modules ont même été percés de part en part, laissant entrevoir le paysage environnant. À l’instar de la Villa Savoye, de Le Corbusier, cette maison cubique convie les occupants à scruter les environs …sauf que, cette fois-ci, le paysage construit a remplacé le paysage naturel.
L’autre protagoniste de l’exposition, le Londonien Stephen Taylor, procède d’une tout autre façon. Sensible, lui aussi, aux modes de vie de ses contemporains, il pratique une architecture qui semble plus soucieuse de la mise en contexte de l’édifice. Un des projets exposés, une maison de ville, rue Charlotte, dans l’ancien quartier ouvrier du East End de Londres, fait la preuve qu’il est possible de concevoir une unité d’habitations résolument contemporaine qui s’harmonisera avec son îlot d’accueil. C’est toute la notion d’insertion (infill) de l’architecture dans la trame urbaine qui est revisitée par cet artiste de l’épure. Plus minérales que la Maison Moriyama, ses habitations londoniennes laissent tout de même filtrer la lumière naturelle vers le coeur de la maisonnée au gré de petites cours intérieures traitées sur le mode des patios.
TISSER DES LIENS
Stephen Taylor est sensible à la manière dont la ville de Londres s’est sédimentée, surtout entre les XVIIIe et XIXe siècles. Ce passage obligé dans le creuset de la révolution industrielle a fait en sorte de bouleverser les échelles dans le secteur East End de Londres, au moment où d’imposantes manufactures venaient remplacer certaines maisonnettes de l’époque antérieure. Taylor se préoccupe plus particulièrement de la volonté des édiles de densifier une ville qui souffre plus que toute autre de la spéculation immobilière. Conscient des enjeux en lice – densification de l’espace construit et préservation du tissu urbain – son parti pris architectural repose sur la sobriété et la connivence. Selon lui, la typologie du logement aurait une influence directe sur la trame urbaine environnante. C’est d’ailleurs, comme il l’indique, ce qui le poussera à opter pour une démarche de «révision », plutôt que d’« invention ».
Malgré l’étroitesse de la rue Charlotte et la densité du bâti voisin, Taylor parvient à faire « respirer » sa maison par le truchement d’une généreuse fenestration et l’ouverture d’un puits de lumière sur la toiture. L’exiguïté des lieux, les contraintes du zonage, sans oublier la prévalence des codes architecturaux de l’époque édouardienne, ne l’empêchent pas de mettre en oeuvre une architecture qui «respire». Il s’agit presque d’une petite villa palladienne où un généreux escalier mène les occupants du Piano Nobile jusqu’à la terrasse qui surplombe le quartier. Ample et élégante, cette unité d’habitations s’est nichée tout en douceur sur une parcelle de terrain qui date du XIXe siècle.
VIVRE ENSEMBLE: LA NOUVELLE URBANITÉ
L’approche de Taylor fait écho aux préoccupations de Colin Rowe, grand théoricien de l’architecture. Dans le courant des années 70, il avait défendu le concept de « ville collage », rappelant à ses lecteurs l’importance de l’éclectisme au XIXe siècle, au cours duquel beaucoup de formes architecturales historiques avaient été revisitées. Reprochant au modernisme sa trop grande abstraction puriste, Rowe proposait de tirer parti de la forme urbaine afin de retisser des milieux de vie conviviaux. C’est un peu ce que tentent de faire Ryue Nishizawa et Stephen Taylor, reprenant à leur compte l’urbanité des cités industrielles afin de promouvoir un « vivre ensemble» résolument contemporain. ■
VIE DES ARTS N° 211
[A R T A C T U A L I T É ]
EXPOSITION
PERSPECTIVES DE VIE À LONDRES ET À TOKYO IMAGINÉES PAR
STEPHEN TAYLOR ET RYUE NISHIZAWA
Centre Canadien d’Architecture