Transcription du procès : La controverse de l’entreprise – Le salarié malheureux possède-t-il encore une “âme professionnelle” ?
A la façon de la controverse de Valladolid, qui a lieu en Espagne du 15 août 1550 au 4 mai 1551.
Lieu : Salle du conseil d’entreprise, 2025
Présents : Théoriciens de la performance (camp Sepúlveda), Défenseurs de l’humanité au travail (camp Las Casas), Jury composé de salariés et représentants syndicaux
Président du conseil (modérateur) :
Mesdames et Messieurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner une question cruciale dans nos organisations modernes : le salarié malheureux possède-t-il encore une “âme professionnelle” ? Peut-il être considéré comme un égal de ses pairs heureux ? La parole est donnée au camp de ceux qui défendent la performance avant tout.
Première prise de parole : Juan Ginés de Sepúlveda moderne
Représentant de la performance (camp Sepúlveda) :
Messieurs et Mesdames du jury, il est évident que l’entreprise, comme toute organisation humaine, doit se fonder sur la productivité. Et la productivité, mes amis, ne tolère ni faiblesse, ni inefficacité.
Le salarié malheureux, par sa propre nature, est impropre à l’effort collectif. Sa motivation est défaillante, sa concentration altérée, son impact sur l’entreprise réduit à néant.
• Comment pouvons-nous demander à une organisation de s’adapter à la fragilité individuelle, alors qu’elle doit répondre à des impératifs commerciaux colossaux ?
• N’est-il pas plus juste de reconnaître que certains salariés, comme Aristote l’a dit des esclaves naturels, sont incapables de contribuer pleinement ?
De plus, le malheur n’est souvent qu’un choix : un salarié malheureux refuse de s’adapter, de se plier aux exigences d’un monde compétitif. Nous voyons bien que la performance des salariés heureux démontre la viabilité de notre modèle. Pourquoi alors devrions-nous dilapider nos ressources à vouloir sauver des “cas désespérés” ?
Je plaide pour que l’entreprise cesse de se complaire dans un humanisme stérile. La performance prime sur toute autre considération, car elle est le moteur du progrès.
Réponse : Bartolomé de Las Casas moderne
Représentant de l’humanité au travail (camp Las Casas) :
Mesdames et Messieurs du jury, les mots de mon contradicteur résonnent comme un écho cruel des siècles passés, lorsque les conquérants justifiaient la domination par la force sur ceux qu’ils considéraient inférieurs.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas de conquêtes lointaines, mais d’une conquête insidieuse, menée dans les open spaces et les salles de réunion. Cette conquête est celle de l’âme humaine par les logiques froides de la performance.
Permettez-moi de réfuter point par point ces arguments fallacieux :
1. Le salarié malheureux n’est pas un faible.
Son malheur est souvent la conséquence directe de politiques organisationnelles destructrices :
• Des objectifs irréalisables, conçus sans considération pour les capacités humaines.
• Une pression constante qui broie la motivation et l’estime de soi.
2. L’âme professionnelle existe, mais elle peut être brisée.
Un salarié malheureux n’est pas un acteur inefficace par nature, mais un témoin vivant des défaillances de son environnement. Si l’entreprise cultive la toxicité, elle détruit cette “âme professionnelle” qu’elle prétend valoriser.
3. L’humanisme n’est pas un luxe, mais une nécessité.
Les salariés heureux, chers Sepúlveda, ne sont pas les produits miraculeux de votre modèle : ils prospèrent malgré vos méthodes, souvent parce qu’ils sont protégés par des managers éclairés ou des équipes solidaires. Combien d’autres, laissés pour compte, auraient pu briller si on leur avait donné des conditions favorables ?
Enfin, je vous pose cette question :
Si vous considérez le salarié malheureux comme indigne, alors que dites-vous de votre propre rôle dans sa souffrance ?
Réplique : Camp Sepúlveda
Représentant de la performance :
Votre discours est touchant, mais il manque de réalisme. L’entreprise, contrairement à vos utopies, est un champ de bataille économique. Nous ne pouvons nous permettre de ralentir pour ménager des sensibilités individuelles.
La preuve de notre succès réside dans nos résultats. Nous avons atteint des sommets en matière de chiffre d’affaires et de croissance. Si certains salariés ne supportent pas cette pression, n’est-ce pas qu’ils n’étaient pas faits pour ce modèle ?
En fin de compte, ceux qui prospèrent sont les élus naturels, les artisans de la réussite. Les autres, pardonnez-moi, ne sont que des poids morts.
Réponse finale : Camp Las Casas
Représentant de l’humanité :
Ah, vous parlez de résultats ? Regardez donc ces mêmes chiffres que vous célébrez. Combien de burnouts, combien de démissions, combien de salariés déconnectés derrière ces “succès” ?
Vous refusez de voir l’évidence : une entreprise qui sacrifie l’humain au profit court-termiste court à sa perte.
• Le salarié heureux est un ambassadeur, un bâtisseur d’avenir.
• Le salarié malheureux, au contraire, est la sirène d’alarme qui annonce vos dérives.
Je vous conjure de réfléchir à ceci : un système qui détruit son capital humain est-il vraiment performant ? Ou n’est-il qu’un mirage, destiné à s’effondrer sous son propre poids ?
Verdict du jury : Les salariés prennent la parole
Un membre du jury, représentant syndical :
« Après avoir entendu les deux camps, il me paraît clair que le salarié malheureux n’est pas l’égal du salarié heureux, mais non pas pour les raisons invoquées par le camp Sepúlveda.
Le salarié malheureux est un miroir des erreurs de l’entreprise. Loin d’être un poids mort, il est un signal que l’organisation doit changer, qu’elle doit se recentrer sur l’humain. Nous ne pouvons tolérer un système qui broie les individus et appelle cela de la performance. La véritable performance naît de l’épanouissement collectif. »
Président du conseil :
Ainsi se termine cette controverse. Que ce procès soit un avertissement pour nos entreprises : le respect de l’humain n’est pas une option. Il est la condition de la pérennité.
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Directeur Transformation et Communication de la Direction Clients Grand Ouest chez Orange
1 moisMerci, « la motivation et l’estime de soi à l’épreuve de politiques organisationnelles » (ou pas…) « destructrices » … mais également les effets destructeurs de la soumission de zélés à l’autorité (bientôt le 40ème anniversaire du décès de Milgram)