Travailler pour une grande entreprise en étant écolo : comment résoudre l’équation ?

Travailler pour une grande entreprise en étant écolo : comment résoudre l’équation ?

Certains ont la capacité de pouvoir changer d’entreprise comme de chemise, pour moi il n’en est rien. Après presque 7 ans passés dans ses murs, Michelin aura été pour moi l’entreprise qui m’a formé au monde professionnel, m’a vu évoluer, m’a fait grandir… et pourtant aujourd’hui je fais le choix de la quitter. Laisser un emploi stable, plutôt bien payé, dans un environnement accueillant, n’est pas une décision facile à prendre. Pourtant, ce qui a pu sembler un temps une folie aux yeux de mes parents et de ma femme n’est que la concrétisation d’une longue réflexion.

Il est probable qu’une explication vous vienne à l’esprit : la dissonance cognitive a fait son œuvre. Vous êtes sûrement nombreux à penser qu’on ne peut pas raisonnablement être écolo tout en travaillant pour une entreprise du CAC40. Pour certains d’entre vous, il serait préférable de faire table rase de ces mastodontes pour repartir de zéro. Néanmoins, ce n’est pas mon avis. Une grande entreprise est un monde complexe qu’il serait dommage de condamner brutalement.

Si j’ai parfois eu l’impression de faire le grand écart entre mes convictions personnelles et mon activité professionnelle, je ne me suis pas résigné pour autant. L’action a été le meilleur des remèdes et je reste persuadé que les quelques graines que j’ai semées lors de mon passage dans l’entreprise continueront à germer après mon départ. En à peine deux ans d’engagement quotidien pour tenter de faire bouger les lignes, j’ai vu naître une énergie insoupçonnée : oui, les questions de protection de l’environnement et de justice sociale font désormais partie des priorités de bon nombre d’entre nous. Si les entreprises peinent parfois à s’aligner sur ce vent venu de l’intérieur, nul doute que la tendance ne s’arrêtera pas là. Les grandes entreprises font partie du problème, mais elles font aussi partie de la solution.

Début 2020, convaincu que les employés font partie de ceux qui pourraient inventer l’entreprise de demain, j’ai créé ce qui s’est plus tard appelé un collectif. De simples repas à 4 ou 5, notre groupe est devenu un lieu d’échange et d’action comptant plus de 100 salariés aujourd’hui. Ils s’appellent Mylène, Sophie, Christopher, Pauline, Benoît, Romain, Mathieu, Maud et bien d’autres. Ce sont ceux pour qui je me suis levé chaque matin avec une certitude qui me donnait des ailes lorsqu’il fallait s’attaquer à l’Everest : je ne suis pas seul.

Qu’il s’agisse d’organiser des fresques du climat, de contribuer à la suppression des gobelets à la machine à café ou de challenger les business models de l’entreprise, peu importe le résultat. Succès ou échec, l’essentiel était ailleurs. Ensemble, nous avons travaillé un peu, rigolé souvent, appris beaucoup. Nous avons construit quelque chose qui n’existait pas.

Nous avons aussi retrouvé le sens, qui parfois nous faisait défaut dans nos activités quotidiennes. Plutôt que de nous lamenter, nous avons essayé. Essayé de faire bouger une entreprise de plus de 100 000 salariés et vieille de plus de 130 ans. Nous aimions nous comparer à un moustique : il est petit, mais il fait du bruit et peut parfois piquer (ce que nous faisions en posant régulièrement des questions « pertinentes et impertinentes » à notre direction). Néanmoins, plus qu’un contre-pouvoir, nous pensons avoir été un pour-pouvoir : notre objectif était de proposer, pas de saboter.

Laisser tout cet engouement derrière moi est probablement ce qui m’a fait hésiter le plus longtemps. A l’heure où j’écris ces lignes, un des combats que j’ai mené pendant ces deux années est en passe de se réaliser : obtenir une existence officielle de la part de l’entreprise, le tout agrémenté d’un budget pour donner du corps à nos actions. Ma conviction est qu’il s’agit de la première pierre d’un édifice qui est amené à grandir dans les années à venir. Je quitte le collectif que j’ai fondé, mais je sais qu’il me survivra. C’est là toute la beauté du groupe : il n’est pas l’apanage d’une seule personne.

Dans le même temps, j’ai découvert que, là où je pensais avoir eu une idée originale en créant ce collectif, d’autres en avaient fait de même dans de nombreuses entreprises : EDF, Suez, Hermès, le BCG, AXA, Essilor… Tous ceux-là ont connu la même aventure que nous, parfois même avec des réussites assez déconcertantes. L’engouement était tel qu’ils ont créé une association au nom des plus symboliques : Les Collectifs ! La famille s’est agrandie, la flamme est devenue un buisson ardent. Malgré mon départ de Michelin, je continuerai cette aventure.

Après un tel discours, vous me demanderez peut-être « Mais alors, pourquoi pars-tu ? ».

Il y a plusieurs raisons à cela.

La première est une affaire d’opportunité. Malgré mon affection réelle pour l’entreprise, je ne me voyais pas consacrer l’intégralité de ma carrière à Michelin. Ce serait se priver de tant de nouvelles expériences ! Je me sentais encore suffisamment bien dans l’entreprise pour y rester encore un peu mais un plan de « simplification » et de départ volontaire est venu précipiter mon choix. Cela a constitué une porte ouverte vers la concrétisation d’un projet qui me trottait dans la tête depuis quelques années : créer mon entreprise. Ce sera aussi l’occasion de me confronter à l’activité d’entrepreneur, de voir ce que je vaux en dehors de ma zone de confort. La vie est ainsi faite d’occasions qui se saisissent, celle-ci était trop belle pour la laisser passer.

La seconde a trait au temps. Les journées ne font hélas que 24h et près de dix d’entre elles se déroulent dans les murs de l’entreprise (au moins virtuellement dans le cas du télétravail). Ajoutez-y des engagements associatifs prenants et il ne restera que des miettes pour la vie de famille, les amis, le sport ou les activités en plein air. Depuis que j’ai fini mes études en 2014, je n’ai jamais eu l’opportunité de prendre du recul sur la direction que je souhaitais donner à ma carrière. Devenir indépendant me permettra d’essayer, de me tromper, d’évoluer et de choisir mes combats. De sortir le nez du guidon en somme. C’est aussi l’occasion de consacrer une plus grande partie de mon énergie à l’aventure Les Collectifs, pour la faire changer d’échelle. J’ai beau quitter Michelin, ma position n’a pas changé : transformer les entreprises de l’intérieur est un défi qui vaut la peine d’être relevé. C’est aussi la raison d’être de l’association, que je continuerai donc à porter avec vigueur.

La dernière raison, c’est que l’impératif de profit m’a parfois découragé.

Naïvement, j’aurais voulu que Michelin devienne une star des mobilités douces, voire qu’elle développe des prestations de services destinés à aider les gens à se déplacer moins mais mieux (puisque le meilleur moyen de ne pas émettre de CO2, c’est de réduire nos déplacements).

Hélas, les règles du jeu sont parfois brutales : pour espérer survivre, l’entreprise doit croître. Le système financier basé sur l’endettement et l’exigence de dividendes l’impose. Certes, l’entreprise pourra essayer de viser une croissance la plus durable possible, mais elle ne coupera pas à cet impératif sous peine de disparaître. Dès lors, l’objectif devient d’adresser les marchés les plus rentables avec le produit le plus vertueux possible et non pas de couvrir les secteurs les plus vertueux en espérant s'y développer. Le triptyque « People-Profit-Planet », séduisant sur le papier, a hélas le centre de gravité désaxé.

« Si nous n’y allons pas [sur un segment de marché environnementalement questionnable – coucou les SUV], d’autres iront et le feront moins bien que nous ». Cette phrase, je l’ai entendue des dizaines de fois. Et, si j’ai pu la comprendre, je n’ai pas pu l’accepter. Elle sonnait pour moi comme une résignation, tel Nicolas Cage expliquant dans « Lord of War » que d’autres prendraient sa place s’il cessait de vendre des armes en Afrique, cautionnant ainsi des massacres terribles.

Cette logique n’est bien sûr pas une spécificité de Michelin. Toute entreprise ayant des actionnaires externes devra s’y plier (surtout à une époque où la durée moyenne de détention des actions a tendance à chuter). C’est le principe même d’une société capitaliste : la recherche de profit fait partie de sa raison d’être. Pour parvenir à un changement d’échelle, c’est tout notre modèle économique qu’il faudrait repenser.

Néanmoins, nous entrons dans une époque où d’autres éléments s’immiscent dans les statuts de l’entreprise. C’est notamment le cas des sociétés à mission, qui se dotent de finalités d’ordre social ou environnemental (et dont les principes ont été notamment érigés par Jean-Dominique Senard, qui n’est autre que… l’ancien PDG de Michelin). Danone ou la MAIF ont montré que cette modification des statuts n’était pas incompatible avec les impératifs d’un grand groupe. Devenir indépendant me permettra donc de découvrir ce qui se fait « ailleurs », à la rencontre de ceux qui souhaitent faire bouger les lignes en entreprise.

Ayant dit tout cela, quel bilan tirer de ces 7 années en tant que « Bib » (en référence à la mascotte de l’entreprise, « Bibendum ») ?

Tout d’abord, quitter Michelin ne remet pas en cause mes convictions : je recommande aux étudiants qui hésitent à travailler pour une grande entreprise de franchir le pas. Pour faire évoluer les choses, il faut les comprendre. Et pour les comprendre, il faut les vivre. Transformer l’existant est à mon sens aussi important qu’inventer des activités nouvelles. Les multinationales ne disparaîtront pas du jour au lendemain, aussi les faire évoluer de l’intérieur reste probablement la meilleure option pour engendrer des changements d’envergure. En gardant une chose à l’esprit : malgré l’urgence qu’impose le changement climatique, il faudra s’armer de patience et savoir faire preuve d’humilité.

Ensuite, je reste confiant dans la capacité des entreprises à relever les défis à venir, Michelin la première. Mais pour y parvenir, il faudra s’autoriser à repenser radicalement la manière dont elles fonctionnent. Nous vivons une époque excitante où, malgré l’épée de Damoclès climatique (entre autres) qui nous pend au-dessus de la tête, s’engager sur la voie du changement est une expérience des plus stimulantes. Il nous faudra oser tenter des choses nouvelles, à commencer par les modes de gouvernance de l’entreprise. Si vous êtes dirigeant, vous avez donc une formidable opportunité devant vous : faire confiance à vos salariés pour vous apporter des solutions nouvelles auxquelles vous n’auriez pas pensé. Accepter de partager le pouvoir sera clé.

Enfin, je pense que le XXIème siècle sera un siècle de changements profonds. S’autoriser à avoir une carrière non linéaire (c’est-à-dire faite de bifurcations et de réorientations) devient indispensable. Accepter de sortir des rails, de se tourner vers l'inconnu aussi. J’applique donc ce principe à moi-même. Je deviens consultant pour aider les entreprises à se réinventer. Mais je n’exclus pas la possibilité de retourner travailler un jour pour un grand groupe, que ce soit Michelin ou un autre.

Viser grand, commencer petit. Voilà le fil rouge que je vais m’efforcer de suivre.

Où ce chemin me mènera-t-il ? L’avenir le dira. Mais une chose est sûre, je me sens

VIVANT

Anne Frisch

Professor & Academic Director @ HEC Paris | Sustainable Finance and Performance, ESG Strategy | Business Games & Simulations | Board advisor

1 ans

Bravo Alexis pour cette tribune dans laquelle tu expliques très bien ton parcours et tes choix. Comme toi je suis convaincue que les grandes entreprises sont a la fois du côté du problème et de la solution. Les accompagner dans leur prise de conscience et leur transformation durable, c'est mon ambition !

Denis SABARDINE Coordinateur de projets à impacts positifs

Je crée des rencontres et j'anime des écosystèmes de parties prenantes pour plus de collaborations, d'innovations RSE et de résilience : prenez une longueur d'avance !

2 ans

Bravo Alexis Treilhes . Lucide en tous cas. Proposer, agir, oser...en s'entourant. Bonne route ! Eric Duverger

Olivier F. Basso

Professeur Associé Leadership - Directeur académique du programme DBA au CNAM

2 ans

Remarquable. Merci cher Alexis du partage de cette réflexion profonde et inspirante

Carole Landelle

CHANGEMENT & PERFORMANCE DURABLE 🧠 Conférences / ateliers / formations / accompagnement 👉 25 ans d’expérience en direction opérationnelle et conduite du changement. Praticienne neurosciences appliquées.

3 ans

Au cœur de la tourmente, la réflexion s’impose et il est sain de voir cette génération accueillir la transition avec pragmatisme et conviction. Tout devient possible… Merci Alexis pour ce post et merci pour ton « input » en design thinking 😉

Frederic Biesse

Senior Fellow, Tire physic and modeling, Michelin

3 ans

Merci Alexis pour ces réflexions. Effectivement les contradictions de l'entreprise posent question, mais finalement elles ne sont que le reflet des contradictions de l'être humain. L'important est de ne pas se résigner et d'agir. J'aime beaucoup également ton goût de l'aventure, à la fois l'aventure en solo, partant de rien pour monter une activité, mais aussi l'aventure collective, que ce soit de rentrer dans une grande entreprise ou de monter une association. Effectivement, rien de mieux pour comprendre les choses que de les vivre. Cela permet d'être plus pondéré dans ses propos (même si ce n'est pas très à la mode), et donc plus crédible. A bientôt, je suis impatient de suivre les prochains épisodes de ton aventure

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