Réindustrialisation : est-on assez fous pour se passer des seniors ?

Les exemples de seniors inspirants au travail dans l’industrie ne manquent pas … et pourtant la plupart n’arrivent plus à se faire embaucher 

97 ans & PDG d’une entreprise industrielle plus de 300M€ ; 70 ans & capable d’estimer le temps gamme d’un sac à main en quelques secondes ; 75 ans, chercheur & une de voix les plus pertinentes pour évoquer l’avenir de l’industrie en France… En 23 ans passés dans le monde des usines, une bonne partie des personnes qui m’ont le plus inspiré sont ce qu’on appelle aujourd’hui des « seniors ».  

Naturellement, les personnes les plus âgées détiennent un rôle crucial pour transmettre et maintenir les savoir-faire de base en entreprise. Mais le phénomène est d’autant plus vital dans l'industrie où la technique revêt une importance capitale et où les compétences s’érodent de façon inquiétante dans des métiers comme la maintenance industrielle, les méthodes ou la qualité 

Seulement voilà derrière la partie immergée de l’iceberg, je constate de plus en plus souvent que ces personnes souffrent au mieux d’un manque de reconnaissance, au pire d’une forme de discrimination du « vieux », même si je n’aime pas ce terme qui insinue qu’il y aurait comme un système sciemment organisé 

Certes, à l’heure où le digital devient incontournable, les jeunes apportent immédiatement un véritable bagage dans les entreprises avec un juste équilibre qui permet que chacun nourrisse l’autre : les plus jeunes par le digital, les plus anciens par l’expertise 

Aujourd’hui pourtant, alors que les initiatives pour attirer les jeunes sont légions, les efforts pour valoriser l'apport immense des plus anciens ne me paraissent pas à la hauteur. Quelques exemples issus de mon expérience personnelle récente : 

- Juin 2022, un de mes clients les plus brillants, directeur industriel dans un groupe de taille mondiale m’appelle pour me dire qu’il s’ouvre à de nouvelles perspectives. Il a 55 ans. Un an plus tard, il n’a pas retrouvé d’emploi.

- Janvier 2023, autour d’un bon déjeuner, un ancien directeur général de business unit qui a basculé dans le monde du conseil me demande mon avis sur la proposition de pré-retraite qu’on vient de lui faire. Il a 57 ans.

- Mai 2023, dans l’ambiance feutrée d’un conseil d’administration d’entreprise, une cadre dirigeante d’un groupe du CAC40 me confie que son entreprise lui a demandé de partir. Motif « tu fais très bien le travail mais tu as 62 ans… » 

D’une façon générale, les seniors (salariés de 55 ans et +) ont de plus en plus de mal à retrouver du travail.

• 40% des employés de 50 ans et plus ont du mal à trouver un poste correspondant à leur niveau d’expérience ou de compétence (Glassdoor, 2022).
• 34% des +55 ans éprouvent des difficultés à trouver un poste dont le salaire couvre le coût de la vie (Glassdoor, 2022).
• Dans l’UE, la France arrive en 16e position en matière d’emploi des +55 ans (Dares, 2019) 

Le maintien en emploi des seniors constitue un enjeu de société. Il interroge le rôle social des générations et demande de revoir toute l’organisation du travail. 

En France, l’indemnisation de l’inactivité en fin de carrière et la quasi absence d’instruments de réintégration dans l’emploi à destination des seniors font de l’âge un critère légal pour les dispenser d’activité. 

Conséquence : le salarié senior se déprécie et se fragilise en même temps qu’il subit une logique discriminatoire dans l’emploi (Guillemard, 2004). 

Ailleurs dans le monde, seuls les pays qui ont engagé des politiques actives de l’emploi visant à prévenir la perte de capacité de travail et à adapter le travail à la main-d’œuvre vieillissante ont été capables de retenir leurs salariés âgés en emploi, comme le Japon ou les pays scandinaves qui favorisent l’emploi des +45 ans. 

Deux salles, deux ambiances : « culture de la sortie précoce » d’un côté, « culture du droit au travail à tout âge » de l’autre. 

Quels leviers les entreprises peuvent-elles davantage mobiliser pour assurer aux seniors une place solide dans le monde du travail ? 

Le rapport de la mission sur le maintien en emploi des seniors de 2020 propose 5 axes pour favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés. Parmi ceux-ci, 3 ont particulièrement attiré mon attention : 

#1. Prévenir les risques d’obsolescence des compétences en seconde partie de carrière et favoriser la transmission des savoirs

Un employé de 50 ans qui a démarré sa carrière à 25 ans et qui prendra sa retraite à 67 ans, n’est « qu’à » 60% de son parcours professionnel. 

Pourtant, l’effort de formation des entreprises vis-à-vis de leurs salariés décroît à partir de 35 ans pour les employés et ouvriers, et de 50 ans pour les cadres (Dares, 2016). 

Au contraire, l’allongement de la vie professionnelle nécessiterait de :

• Renforcer la formation continue des salariés en seconde partie de carrière pour leur permettre de rester employables plus longtemps,
• Créer des parcours de carrière adaptés et qui garantissent une véritable évolution au-delà de 50 ans, assortis des parcours de formation correspondants,
• Établir des parcours horizontaux par l’intermédiaire de filières dédiées qui proposeraient de nouveaux embranchements professionnels. 

#2. Faciliter et organiser les mobilités et transitions professionnelles favorables au maintien en emploi

Les trajectoires descendantes et stationnaires augmentent la probabilité de se déclarer en mauvaise santé perçue par rapport aux personnes qui ont eu une trajectoire ascendante. 

La Finlande ou le Japon sont parvenus à une nouvelle maîtrise des trajectoires de leurs salariés en remettant en question les principes de la carrière à l’ancienneté et de l’emploi pour rendre les fins de carrières plus flexibles, plus mobiles et les fonctions plus polyvalentes. 

Comment dynamiser les « mi-carrières » ?

• Proposer la mise en place de bilans de compétences sur la base d’un cahier des charges spécifique,
• Élaborer un référentiel en vue de l’entretien professionnel bisannuel adapté qui tient compte du degré d’expérience du collaborateur,
• Charger des organisations et associations de professionnels des RH d’élaborer un référentiel spécifique sur l’entretien et de le diffuser largement. 

#3. Accélérer la transformation culturelle des organisations pour faire évoluer les représentations

87 % des Français estiment que les seniors sont victimes de discriminations dans le monde du travail (sondage Elabe, 2019), alors que le principe de non-discrimination est inscrit dans la loi (art. L1132-1 du Code du travail). 

L’un des obstacles majeurs à l’emploi des seniors est lié aux représentations qui leur sont associées : perçus comme une charge, un problème à régler plus qu’une opportunité. 

Pourtant, les seniors apportent avec eux une richesse d'expérience, de connaissances et de compétences très précieuses. Expertise technique et prise de recul leur permettent de résoudre des problèmes complexes et de guider les équipes dans des environnements où la prise de décision rapide est cruciale. 

Pour créer des organisations plus inclusives, à la base d’un changement social profond, les entreprises peuvent engager :

• Des expérimentations permettant de démontrer les apports des seniors aux organisations et comment ces dernières peuvent s’adapter à leurs besoins,
• Faire valoir les pratiques inspirantes et génératrices d’émulation pour que la diversité générationnelle devienne un élément de compétitivité.
• Mesurer le taux d’embauche de personnes âgées de plus de 50 ans en ratio du total des embauches 

En conclusion : renforcement des logiques préventives, gestion des ressources humaines et travail sur les représentations visent à offrir plus de liberté aux salariés de choisir leur vie professionnelle en fin de carrière. Le partage et l’articulation d’outils concrets ont pour but de faire évoluer les pratiques en matière d’embauche, de management, de formation, d’aménagement des fins de carrière, etc. tout en prenant en compte l’usure professionnelle. 

Qu’en pensez-vous ? Le sujet est-il pris au bon niveau dans les entreprises et dans le débat public ?

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