Ukraine: nous gagnons la bataille, mais gagnons-nous la guerre ?
© Bruno Klein

Ukraine: nous gagnons la bataille, mais gagnons-nous la guerre ?

Lettre d'Asie publiée dans L'Opinion le 29 juin 2022

Apparemment appelée à durer, la bataille russo-ukrainienne pose une question fondamentale : pour qui travaille le temps dans la recherche de reconstruction de l’ordre mondial ?

Résidant à Hong Kong, je suis de passage depuis un mois à Paris où une certitude s’impose : l’Occident est bien en train de gagner la bataille d’Ukraine, compte tenu de la surprenante faiblesse de l’Armée rouge. Pourtant, au même moment, vu de Chine, c’est plutôt le camp adverse, fédéré autour de Pékin, qui ne cesse de progresser dans la guerre pour la reconstruction de l’ordre mondial, fondé sur la désoccidentalisation de la planète.

Europe et États-Unis peinent à comprendre que le reste du monde n’est plus prêt aujourd’hui à accepter une gouvernance datant de 1945, conférant effectivement à 10 % d’Occidentaux 90 % de l’influence sur la marche du globe. Mue par son opportunisme légendaire, la Chine cherche à profiter de la débâcle militaire russe pour fédérer, non plus seulement le Tiers-Etat, mais le « 90 %-État » non-occidental, autour d’un triple objectif dans la reconstruction d’un nouveau monde : la dé-démocratisation, la dés-OTANisation et enfin, la dé-dollarisation.

D’abord, la de-démocratisation, qui, malheureusement, progresse à grands pas dans les pays non-occidentaux. Les récentes déclarations de l’ancien vice-président américain (2017-2021) Mike Pence à propos de la tentative de coup d’Etat de Donald Trump décrédibilisent comme jamais l’Amérique ; et l’Angleterre est discréditée par le scandale du « Partygate » et les débordements avoués de l’équipe de Boris Johnson à Downing Street en plein confinement. La forte poussée inflationniste structurelle résultant du conflit ukrainien devrait donc renforcer la fracture sociale entre les deux clans des « Anywheres » et « Somewheres », et annoncer la progression, comme dans les années 1930, des partisans de régimes forts dans les démocraties occidentales.

La Chine cherche à profiter de la débâcle militaire russe pour reconstruire un nouveau monde autour d'un triple objectif : la dé-démocratisation, la dés-OTANisation et enfin, la dé-dollarisation.

Ensuite, la dés-OTANisation du monde. Alors que l’Europe se félicite de voir l’alliance politico-militaire renforcée par l’adhésion de la Finlande ou de la Suède, elle semble ne pas vouloir noter que 82 pays à l’ONU se sont soit abstenus, soit opposés à l’exclusion de la Russie de la Commission des Droits de l’Homme ; ou encore que 132 pays étaient présents au récent Sommet économique de Saint-Pétersbourg. L’idée selon laquelle la présence des Etats-Unis dans une région – le Moyen-Orient ou l’Europe de l’Est – débouche systématiquement sur la guerre n’est pas sans trouver d’écho, même s’il est contre-intuitif, auprès des pays de la Mer de Chine.

Enfin, la dé-dollarisation des échanges commerciaux est le dernier levier de cette reconstruction. Elle vient de progresser de manière significative avec le règlement en roubles du gaz russe par ses clients européens. Comme un cheval de Troie, elle permet la future montée en puissance du RMB chinois, quand la part des échanges mondiaux libellés en dollars a déjà chuté de 70 % à 60 % au cours des vingt dernières années.

La question fondamentale de cette bataille russo-ukrainienne est donc de savoir pour qui travaille le temps dans cette recherche de reconstruction de l’ordre mondial. Tant que 10 % de la planète se confortera dans un « camp des démocraties », opposé à ce qui rappelle étrangement l’« axe du mal », bien que regroupant 90 % de la population mondiale, la chance de voir émerger une solution intelligente à l’échelle de la planète reste menue.

Sans doute vaudrait-il mieux pour l’Europe être force de propositions pour repenser l’ordre planétaire, en cessant de promouvoir indirectement la fédération d’un « axe du mal » à l’américaine, et en réfléchissant aux possibles zones de communauté d’intérêts avec le « 90%-État ».

Grégoire Amigues

Personal Coach For Change Makers

2 ans

Merci David Baverez . Je crois, comme toi semble-t-il, que personne ne peut avoir tort à 100%. Comme dit le philosophe, personne n’est assez intelligent pour se tromper à tous les coups. D’où le travail auquel tu sembles appeler dans cet article : intégrer ce qui peut l’être de part et d’autre, plutôt que de systématiquement opposer. On peut utilement s’entraîner à cette pratique dans ses échanges quotidiens ;)

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