Ukraine, Russie, Occident : quels buts de guerre ou quels objectifs aux « sanctions » ?
La guerre n’est pas une fin en soi. Elle a un but politique. Côté ukrainien : le retrait des troupes russes, la restauration de la souveraineté, de l’indépendance politique et de l’intégrité territoriale, y compris au Donbass et en Crimée, d’éventuelles réparations pour les dommages causés par l’invasion, des garanties de sécurité et le maintien du libre choix des alliances, en clair, le droit d’adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne (UE). Côté russe : la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine, la reconnaissance du rattachement de la Crimée à la Russie et celle de l’indépendance des deux républiques du Donbass (Donetsk et Lougansk), le changement de gouvernement à Kiev. Compte tenu du rapport de force, un compromis peut être trouvé : neutralisation de l’Ukraine, soit une dérogation au principe du libre choix des alliances, et reconnaissance du rattachement de la Crimée à la Russie ; en contrepartie, évacuation russe, éventuelle participation russe à la reconstruction du pays, retour de Donetsk et Lougansk (sous statut éventuel d’autonomie) à l’Ukraine, dont l’indépendance politique, la sécurité, la liberté intérieure (le libre choix du régime et du gouvernement par les Ukrainiens) et le droit d’avoir une armée terre, mer, air (sans arsenal nucléaire conformément au TNP[1]) seraient garantis internationalement, par un traité conclu dans le cadre de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE).
Qu’en est-il du côté de l’Occident ? Par quoi les « sanctions » économiques et financières[2] sont-elles motivées ? Par le caractère illicite du comportement international de la Russie, en l’occurrence, l’invasion de l’Ukraine depuis le 24 février 2022, après les coups de force de 2014 sur la Crimée et le Donbass ? Ou par un comportement international non illicite mais contradictoire avec les vues occidentales, en Syrie ou ailleurs ? Ou par le régime russe lui-même ? Les « sanctions », ciblées ou non, sont normalement prises en réaction à un comportement international illicite aux fins de faire cesser ce comportement ; elles sont proportionnées à la violation commise et au but à atteindre ; elles ne doivent pas avoir un impact humanitaire sur la population du pays visé ni être détournées pour servir, par exemple, à quelque expropriation sans indemnisation ; elles s’arrêtent à la cessation dudit comportement, ou bien ne se poursuivent qu’aux fins de prévenir toute récidive. Que veulent les Puissances occidentales ? Etats-Unis, UE, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Pologne... ont-ils des buts communs ? Au minimum, les Occidentaux entendent obtenir l’arrêt des hostilités, puis le retrait russe, enfin le rétablissement de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité de l’Ukraine, Donbass mais aussi Crimée, peut-être sans exclure un statut d’autonomie voire un référendum sous contrôle international qui confirmerait le rattachement de la Crimée à la Russie. La liberté du choix des alliances, les Occidentaux y tiennent, sans nécessairement souhaiter une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ou à l’UE, d’autant que celle-ci ne remplit pas les conditions prévues. Si le maintien de la paix sur le long terme passe par la neutralisation, les Occidentaux l’accepteraient probablement. La neutralisation demeure la clé de la solution.
Tout cela est plausible si l’on reste dans la perspective d’une réponse au comportement international illicite du Kremlin. Mais si la perspective est de frapper la Russie en raison de la nature de son Gouvernement, avec pour occasion l’invasion russe de l’Ukraine, les choses changent, en violation du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures : l’objectif devient radical, le recours aux « sanctions », pérenne, et il s’agit ni plus ni moins que de briser l’Etat russe. L’emploi de « l’arme économique » -dont on sait qu’il est d’un maniement difficile- n’est pas une agression autorisant la réaction militaire au titre de la légitime défense. Mais la Russie, Puissance nucléaire, se laisserait-elle acculer économiquement sans réagir militairement ? Il est certes peu probable qu’elle soit acculée économiquement, car il existe des alternatives aux échanges avec l’Occident, et il se pourrait que la coopération bancaire, commerciale, financière et monétaire entre les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine populaire) se renforce... Quoi qu’il en soit, nous nous trouvons dans l’hypothèse où le reproche adressé au Kremlin ne serait pas sa politique étrangère, mais sa politique intérieure. Existe une autre perspective tout aussi radicale : séparer le plus possible la Russie de l’Ukraine, faire table rase du long passé commun, différencier au maximum les deux langues, les deux orthodoxies[3], les deux peuples, transformer la frontière russo-ukrainienne en la frontière de deux mondes idéologiques opposés, étendre ce modèle à la frontière russo-géorgienne, bref, disloquer l’Eurasie, dont l’unité (pluriséculaire) existait à l’époque de l’Empire russe et de l’URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques).
Pour autant, c’est le pouvoir bolchevik, de Lénine à Staline, qui a érigé les républiques socialistes soviétiques et les a agrégées autour de la RSFSR à l’Union éponyme[4], différencié les langues, organisé les cultes orthodoxes comme musulmans dans chacune des républiques, tracé les limites territoriales des RSS, titulaires d’un droit de sécession. Ainsi le PCUS a-t-il morcelé l’Asie centrale et le Sud Caucase mais aussi séparé les Slaves de l’Est : Russes, Biélorusses, Ukrainiens[5], créant comme ciment de l’ensemble la citoyenneté (fédérale) soviétique[6]. 1991 a vu la dissolution de l’URSS et l’indépendance des républiques fédérées, dont la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Les deux premières demeurent liées. La troisième est déchirée, entre la prépondérance centripète russe et l’attraction centrifuge occidentale. Les Occidentaux n’interviennent pas, évitant la cobelligérance ; mais ils ne sont pas neutres, au risque de rétorsions russes. Pour quoi aident-ils l’Ukraine au plan militaire et sanctionnent-ils la Russie au plan économique ? Pour sauver l’Ukraine et punir la Russie, la tenir en échec puis l’amener à résipiscence ? Ou pour séparer la Russie de l’Ukraine, faire table rase du passé, disloquer l’Eurasie, favoriser un régime libéral à Moscou[7] ? Et après ? Faire éclater la Fédération de Russie elle-même ? Quid de l’arsenal nucléaire ? La question apparemment ne se pose pas : la Russie est redevenue une grande puissance militaire. Mais sans un régime fort et sans un homme fort, qu’adviendrait-elle ? L’Europe a-t-elle intérêt à un effacement russe ? Qui en bénéficierait ? Elle, ou les Chinois, les Turcs, les Iraniens, l’islam en général ? L’Europe s’arrête au monde panrusse (l’ex-URSS). La « Grande Europe » va de Brest à Vladivostok. Ce sont là des faits culturels, pas constitutionnels.
21 mars 2022
David CUMIN
MCF (HDR), Université Jean Moulin Lyon 3, Faculté de Droit
responsable pédagogique de la Licence Droit-Science politique et du Master Relations internationales
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CESICE, Grenoble
[1] Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.
[2] Boycott, embargo, gel des avoirs et des prêts, exclusion d’activités internationales, saisie de biens, suspension des communications et interdiction de circulation dans tel espace, etc.
[3] Une Eglise orthodoxe ukrainienne indépendante de l’Eglise orthodoxe russe a été créée en 2018.
[4] L’Union Soviétique fut constituée le 30 décembre 1922. Les RSS étaient les républiques fédérées qui composaient la Fédération soviétique. La plupart incluaient en leur sein des RSSA (républiques socialistes soviétiques autonomes) et des RA (régions autonomes), notamment dans le Caucase, l’Idel-Oural, la Sibérie. L’URSS était une Fédération à parti unique, parti lui-même fédéral : le Parti communiste de l’Union Soviétique (PCUS). On avait un Etat à la fois totalitaire et fédéral, Parti-Etat universaliste et Etat-continent eurasien. La principale RSS était la Russie : la république socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), devenue en 1992 l’actuelle Fédération de Russie. Les quatorze autres RSS étaient : la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan.
[5] Grands Russiens, Russiens blancs, Petits Russiens.
[6] Conçue comme une citoyenneté de classe (ouvrière et paysanne).
[7] Soit un second regime change après la fin du communisme.
Doctorant chargé d’enseignement • Geek • Thèse en droit public "Algorithmes et sécurité nationale" #droit #sécurité #défense #numérique #ESR
2 ans👏👏👏