LA GUERRE SE TERMINE PAR LA PAIX
Ukraine, Russie, Occident : attentat, sabotage, trahison, destitution, procès (si la guerre n’oppose plus seulement des soldats, elle se termine normalement par un traité de paix)
Il est loin le temps où la guerre se limitait à un affrontement direct, loyal et reconnu entre soldats aux ordres de leur gouvernement, sans dérive de la relation ami-ennemi en opposition du bien face au mal. Mais peut-être ce temps n’a-t-il jamais existé. Peut-être n’est-il qu’un mythe.
S’agissant du présent conflit, la confrontation des deux armées sur le territoire ukrainien, front sud-est, villes, espace aérien et littoral de la mer Noire, n’est qu’un aspect. C’est l’arrière qui est décisif : l’arrière polonais, par où transite le gros de l’aide militaire occidentale, américaine principalement, traversant l’Atlantique ; l’arrière russe, d’où proviennent l’armée russe, sa logistique et ses renforts. Les deux arrières sont sanctuarisés par la dissuasion nucléaire, qui fonctionne. La mobilisation partielle décrétée par Poutine a cependant créé un « front intérieur » : il importe que l’opinion russe suive et que les réservistes obéissent. En face, on les incite à désobéir, à fuir, à se réfugier à l’étranger. Porter la discorde chez l’ennemi est une manœuvre connue : elle consiste à diviser gouvernants et gouvernés, à criminaliser internationalement les premiers pour les délégitimer aux yeux des seconds, de manière à ce que les seconds se dressent contre les premiers. Si elle réussit, si chaque compatriote du pays adverse voit en l’autre un traître, la manœuvre aboutit à la guerre civile internationale. « Juger Poutine » est le slogan idoine. Il métamorphose le but de guerre du gouvernement ukrainien et de ses partenaires occidentaux : non plus seulement le retrait de l’armée russe du territoire ukrainien, mais le renversement du régime russe. Impossible à atteindre en fonçant sur Moscou, puisque l’armée ukrainienne n’en aurait jamais la capacité et que l’armée russe serait toujours trop forte, sans parler de la menace d’une riposte nucléaire. Possible à atteindre en incitant la société russe à rompre avec son Etat, l’opposition russe à s’insurger, l’armée russe à déposer son chef ? Que deviendrait la Fédération de Russie ? Laissons la fiction. L’opinion publique, dans chaque pays et au plan international, est un théâtre d’opérations psychologiques via le canal des mass media. Il y a place aussi pour des actions violentes : ainsi l’attentat à la voiture piégée visant Alexandre Douguine mais tuant sa fille Daria, le 22 août, non loin de Moscou. Actions violentes encore dans les espaces internationaux : ainsi les sabotages du gazoduc North Stream en mer Baltique, le 27 septembre. Les services secrets sont aux prises. Les enceintes internationales, elles, résonnent de disputes publiques.
Au contraire de la propagande[1], l’escalade militaire n’est pas à son comble. Des régions russophones ont été annexées par la Russie après référendums – ce qui a provoqué le mécontentement de la Chine populaire, songeant au Tibet, aux Ouïghours, à Taïwan, de l’Inde, songeant au Cachemire, de la Turquie, songeant aux Kurdes. Mais les forces navales ou aériennes russes ne tentent pas d’intercepter le ravitaillement militaire transatlantique américain, pas plus que les forces terrestres et aériennes russes ne frappent les lignes ou les dépôts en Pologne. Inversement, pas de bombardement ukrainien de la logistique ou des bases de l’armée ennemie en Russie. Aucune industrie militaire n’est touchée nulle part. Stricto sensu, seuls deux Etats sont en guerre - non déclarée. La grande question est de savoir si Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijia sont désormais sanctuarisés par l’armement nucléaire russe, autrement dit, si une offensive ukrainienne visant à recouvrer ces régions se heurterait à des frappes nucléaires « tactiques » (l’emploi de bombes à puissance réduite et à courte portée). De telles frappes constitueraient une catastrophe intrinsèque. Redoublée au cas où les Américains livreraient des munitions nucléaires aux Ukrainiens – cela déchirerait le TNP[2], qui interdit notamment à tout EDAN[3] de fournir des armes nucléaires à tout ENDAN[4]. Le monde, l’Europe, glisseraient dans la plus grande inconnue stratégique de l’histoire contemporaine : la guerre nucléaire. Elle ne pourrait probablement pas rester locale : les armements utilisés par les combattants ukrainiens venant de l’Ouest, l’Ouest ne pourrait pas rester indemne. Telle est la limite de la « guerre par procuration » qu’est devenue l’invasion russe de l’Ukraine après son échec : les gouvernements occidentaux, Etats-Unis en tête, Etats européens alignés ensuite, doivent s’en tenir au territoire ukrainien et aux moyens conventionnels, même augmentés de « sanctions » économiques aux effets internationaux.
La présente guerre est locale par son lieu d’affrontement militaire, mondialisée par l’implication des grandes puissances, par les actions extramilitaires et par la menace d’escalade, tant horizontale (qui toucherait d’autres espaces que l’Ukraine) que verticale (qui verrait l’emploi d’autres armes que conventionnelles). Tout conflit armé se termine, au moins par un accord de cessez-le-feu, au mieux par un traité de paix. Il est des cessations d’hostilités actives non suivies d’état de paix : entre les deux Corée, au Levant, entre l’Inde et le Pakistan. Mais cela n’est pas normal. Après la guerre, vient normalement la paix. Pas la destitution ni le procès du dirigeant ou des dirigeants ennemis, même vaincus – puisqu’on ne peut juger que les vaincus, précisément parce qu’ils se trouvent à merci, au risque de transformer la justice en continuation de la guerre par des moyens judiciaires. C’est le traité qui clôt le conflit armé, pas le tribunal. Traduire en justice Poutine ? Pour quel crime ? Devant quelle juridiction ? Des réponses sont assurément possibles. La mise en œuvre de la responsabilité pénale d’une personne ne se confond toutefois pas avec la diffusion d’un slogan. C’est avec l’ennemi que l’on conclue la paix, rappelait Julien Freund, ajoutant que les relations internationales ne sont pas un « royaume de juges et de coupables » mais un milieu essentiellement composé d’Etats également souverains alternant coopération et conflit. Alors d’où viendra la paix ? D’outre-Atlantique, Biden pouvant facilement intimer Zelensky ? D’Orient, Xi Jinping, Modi, Erdogan pouvant faire pression sur Poutine ? On déplorera que la paix en Europe ne vienne pas des Européens.
4 octobre 2022
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David CUMIN
MCF (HDR), Université Jean Moulin Lyon 3, Faculté de Droit
responsable pédagogique de la Licence Droit-Science politique et du Master Relations internationales
CESICE, Grenoble
[1] Mésinformation et désinformation.
[2] Traité de non-prolifération des armes nucléaires.
[3] Etat doté d’armes nucléaires.
[4] Etat non doté d’armes nucléaires.
Journaliste, chef du service politique
1 ansTrès intéressant. Puis-je vous avoir en message privé ?
Sociologue de formation, philosophe de coeur, clinicien de raison, photographe et vidéaste de contemplation - Vice président Fédération nationale MOSAIC - Institut ERANOS Relations publiques et diplomatiques 🇫🇷 🇲🇦
2 ansExcellente analyse cher David ! Merci 🙏
Avocat LYON - Affaires publiques - CONVICTIO legal - Représentant du Jeune Barreau 2024/2026 - Club Sans Nom
2 ansbrillant.. comme toujours 😀