Un autre corps que le mien

Un autre corps que le mien

Moi qui suis corpulent depuis ma 22e année, et qui ai toujours porté mon corps comme un excédent de bagages, je m’interroge, de temps à autre, sur ce destin qui n’était pas fait pour moi.

J’étais programmé pour être maigre, efflanqué, fragile et frileux. Tel je me vois, quand je suis dans mes rêves, c'est-à-dire la plupart du temps. Mais je suis schizophrène en la matière, c’est-à-dire sans illusion. Je n’ai jamais correspondu à ce double fictif. Je n’ai jamais vu qu’un nombre à trois chiffres sur la jauge de mon pèse-personne. Je n’ai jamais pris pied dans un ascenseur sans que les autres passagers ne me jettent un regard anxieux. Je n’ai jamais aimé me déshabiller, ni pour l’amour, ni pour la plage, sachant ce qu’on allait me dire, ou bien qu’on ne me dirait pas. Je l’ai fait pourtant, chaque fois que possible : il faut bien nager dans la mer, toute honte bue. Mais j’étais soulagé de pouvoir remettre aussitôt après ma chemise XXL.

J’ai quelquefois tenté de redevenir mince - redevenir est une façon de parler. Je n’ai pas suivi de régimes, mais tous les trois ou quatre ans, j’ai réformé mon alimentation, supprimant toujours plus de produits hypercaloriques et nuisibles pour moi. Un verre de bière, une gaufre au sucre, une tartine beurrée, une friture, une mayonnaise de saumon, sont des choses dont je ne connais plus le goût depuis longtemps. Je m’en passe. Mais mon habitude de m’empiffrer trois ou quatre fois par jour, à la recherche d’une saturation qui ne vient pas, rend vaine cette austérité de détail : et la viande grillée, le vin rouge, le fromage de chèvre, le chocolat à 90%, quand on en consomme des kilos ou des litres par semaine, n’ont aucun pouvoir amaigrissant. Même les tomates, le jambon maigre et les crudités ont leur versant noir. Ainsi, n’absorbant guère que des substances saines, je continue à grossir, d’un ou deux kilos par an, et la plupart des vêtements qui pendent dans mes placards ne se laissent plus boutonner. Ils attendent, comme si c’était Godot , un autre corps que le mien.

L’inélégance, l’essoufflement et le raccourcissement probable de mon temps de vie ne sont pas les pires punitions de cette spirale pondérale. Le châtiment suprême a un nom comestible : l’été. Chaque année un peu plus, entre mai et septembre, ma vie est bousillée par le retour de la chaleur, par l’écrasement de ces interminables journées sans un souffle d’air. Le solstice d’été est le point mathématique de mon plus grand supplice terrestre. Non parce que c’est le jour le plus long : parce que c’est le début d’une période presque entièrement infernale. Aucun bonheur, aucun travail, aucune lecture, aucune activité ludique ou sportive, aucune joie ne m’est possible par plus de trente degrés au-dessus de zéro.

Le réchauffement climatique, contesté par des arguments spécieux, ne fait aucun doute à mes yeux. Sur les millénaires, on peut discuter. Sur la durée d’une vie terrestre, tout montre qu’il fait de plus en plus chaud, malgré l’effet dents de scie qui fausse la perception à très petite échelle. Les gens qui croient aimer la chaleur n’ont rien vu : seule une mutation génétique permettra à notre espèce de survivre dans le désert de sable du monde à venir. Pour moi, qui ne crois pas pouvoir muter tout seul dans mon coin, je me console en pensant qu’il me reste un atout dans la manche de ma Djellaba : tenter de perdre le tiers de mon poids, me dépouiller de ma lourde pelisse de chair, et réaliser ainsi mon bouleversement climatique personnel. Il faut voir. Il faut voir.


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