UNE BELLE TÊTE D'HONNÊTE FRANCAIS
A Roger Stéphane,
Roger Stéphane (1919-1994), de son vrai nom Roger Worms, est un écrivain et journaliste français, ancien résistant et cofondateur de L'Observateur. Engagé au côté du Parti communiste, c'était aussi un esthète qui admire Stendhal, Proust et T. E. Lawrence. Éclectique dans ses choix, il a consacré des ouvrages aussi bien à Habib Bourguiba qu'à son vieil ami Georges Simenon avant de faire lui-même l'objet de plusieurs biographies.
Loin de vouloir détruire l’édifice que certains intellectuels ont construit en l’honneur de cet homme, certes résistant et journaliste, mais devenu un touche à tout, iconoclaste, adepte des terrrasses de Saint-Germain-des-Prés et des plateaux de télévision, impudique quant à sa vie privée, je souhaiterais néanmoins en retirer quelques pierres, pour des raisons qui me sont personnelles.
Parcourant son premier ouvrage “ Chaque Homme est lié au monde” (1946) , racontant notamment ses efforts pour fédérer en 1941 la résistance dans l’Aude, qui soit-dit en passant ne l’avait pas attendu pour s’organiser, je m’arrête sur un passage (page 143) , narrant, en ces termes, l’entrevue qu’il avait eu avec mon grand-père, Georges Bruguier, Sénateur SFIO du Gard, peu de temps avant que ce dernier ne soit arrêté et interné au camp de Saint-Paul-d'Eyjeaux, en Haute Vienne, pour avoir refusé de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain :
“Le sénateur Bruguier : une belle tête d'honnête Français : assez ronde, avec des cheveux gris et des yeux doux. Un léger accent du Midi. Environ soixante ans. Sa femme, riche bourgeoise de province. Un de ses fils, d'une élégance un peu trop recherché, semble fort intelligent. L'autre ne parle pas. Maison où l'on sent de la curiosité et de la sympathie pour les jolies choses...Monsieur Bruguier écoute avec intérêt, et me promet son concours, plus exactement ses indications. Je sens ses fils m'envier. Un mot sublime (IV) : "C'est au Sénat qu'est dévolue la mission de sauver la France." Il est sénateur socialiste. “
Une belle tête d'honnête Français.
A première vue, l’expression est schématique, réductrice et presque vulgaire.
Elle peut être offensante.
Dès lors que l'honnêteté est la chose du monde la mieux partagée et que l’enfer est pavé de bonnes intentions, il peut être en effet considéré que sont d’honnêtes Français ceux qui ont applaudi devant le bûcher de Jeanne d’Arc ou à la décapitation de louis XVI, ceux qui ont pratiqué la délation et la dénonciation pendant l'occupation, et de manière plus générale, ceux qui commettent toutes sortes d’exactions et d’abominations au prétexte de vouloir défendre notre vieille et chère patrie.
Vue sous cet angle, l’intéressé, qui de surcroît Monsieur Stéphane, vous a ouvert sa porte, ne méritait pas que vous l’affubliez d’un tel qualificatif.
Il vous suffisait, pour être fidèle à ce qu’était votre interlocuteur, de changer les termes de votre expression, et qu’au lieu “d'honnête français”, vous eussiez employé celle “d'honnête homme”, tel que le 18ème siècle l’a défini, c’est à dire, un homme humble et courtois , doté d’une culture générale étendue et de qualités sociales propres à le rendre humain.
Car l’histoire s’accorde à dire que Georges Bruguier (1), pour avoir été l’un des rares parlementaires SFIO à refuser de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, a agi en " honnête homme". (2)
Enfin, quant à ses fils, René et Michel Bruguier, dont vous dîtes que vous avez senti “qu’ils vous enviaient”, on discerne difficilement les raisons d’un tel ressenti , sachant qu’ils n’ont eu à rougir, ni de leur passé de résistants, ni de leurs carrières consacrées au service des autres, pour l’un dans la chirurgie, notamment de guerre, pour l’autre au sein du Barreau.
Défilé des troupes FFI à Carcassonne en 1945, au premier plan, René et Michel Bruguier
BRUGUIER (VICTORIEN, FÉLIX, dit GEORGES), né le 16 mars 1884 à Nîmes (Gard).
Sénateur du Gard de 1924 à 1945. Délégué à l'Assemblée Consultative provisoire (1944-1945). Député aux deux Assemblées Nationales Constituantes de 1945 à 1946.
Fils de Victorien Bruguier qui fut, en 1888, un des quatre premiers conseillers municipaux socialistes de Nîmes, et qui à deux reprises (9 septembre 1890 et 27 février 1891) dut remplir les fonctions d'adjoint dans deux délégations spéciales, lorsque Gilly, député-maire fut l'objet de poursuites pour avoir déclaré que « sur trente-six membres de la Commission du budget, il y avait au moins vingt Wilson », Georges Bruguier fit ses études classiques au lycée de sa ville natale, et ses études supérieures à la Faculté de droit de Montpellier. Puis il choisit la profession de journaliste. Il collabora principalement à La Dépêche de Toulouse jusqu'à son entrée au Parlement.
Mobilisé en 1914, sa brillante conduite lui valut la Médaille militaire, la croix de guerre, et la Croix du combattant volontaire.
Rendu à la vie civile, il est attiré à son tour par la politique et se présente dans le Gard aux élections législatives du 16 novembre 1919 sur une liste d'entente républicaine. Mais il échoue malgré qu'il ait obtenu 25.519 voix contre 27.267 au quatrième élu de la liste conservatrice et 21.619 suffrages à l'élu de la liste S.F.I.O. Il essuie encore un échec aux élections générales du 11 mai 1924, sur la liste du cartel des gauches avec 45.122 voix contre 28.899 à l'élu de la liste conservatrice. Mais il s'incline avec sérénité devant les exigences et les singularités de la représentation proportionnelle. Par contre, il est élu conseiller municipal de Nîmes le 10 mai 1925. (Il en deviendra maire par délégation du Gouvernement provisoire de la République français le 7 janvier 1945).
Il entre au conseil général du Gard le 19 juillet 1925, pour y représenter le canton de Sauve, et retrouvera son siège le 18 octobre 1931, le 10 octobre 1937 et le 23 octobre 1945. Il présida l'assemblée départementale d'octobre 1945 à octobre 1951.
Il est élu sénateur du Gard à l'élection partielle du 18 mai 1924, en remplacement de M. Jean Cazelles, décédé le 22 mars, au troisième tour de scrutin, par 465 voix sur 756 suffrages exprimés, est réélu le 20 octobre 1929 (renouvellement du 14 janvier 1930) au premier tour, par 457 voix sur 825 votants, et conserve son siège aux élections du 23 octobrè 1938 (renouvellement du 10 janvier 1939), au deuxième tour de scrutin, par 429 voix sur 824 suffrages exprimés.
Il s'inscrit d'abord au groupe de la gauche démocratique qu'il abandonnera ensuite pour aller siéger sur les bancs socialistes.
Membre de la Commission des mines, de celle des douanes et des conventions commerciales, de celles des finances, de l'armée, de la législation civile et criminelle, de l'hygiène et de la prévoyance sociales, des travaux publics. il intervient au cours de plusieurs débats portant notamment sur : l'amnistie (1924, 1931 et 1933) ; la loi de finances de l'exercice 1930 (1930) ; le droit de vote et l'éligibilité des femmes (1932) ; la surtaxe sur certains spiritueux, la loi de finances, la viticulture et le commerce des vins, les vins et autres produits tunisiens (1933) ; l'assainissement du marché des vins (1934) ; la loi de finances de l'exercice 1937 qui lui permet de s'appesantir sur les nécessités de la défense nationale (1936).
Au congrès du 10 juillet 1940, à Vichy, il fut parmi les 80 opposants qui refusèrent de voter le projet de loi sur les pouvoirs constituants, ce qui lui valut d'être révoqué de son mandat de conseiller général, et d'être interné au camp de Saint-Paul-d'Eyjeaux (Haute-Vienne). Il est désigné, en 1944, comme représentant des assemblées parlementaires antérieures, à l'Assemblée consultative provisoire, où il est ensuite nommé vice-président du groupe de la résistance parlementaire. Siégeant sur les bancs socialistes, il appartient à la Commission de l'éducation nationale et à la Commission de la réforme de l'Etat et de législation.
Aux élections législatives du 21 octobre 1945, il est élu député à la première Assemblée Nationale Constituante sur la liste S.F.I.O. et U.D.S.R., par 56.494 voix sur 187.100 votants.
Il est membre des Commissions de l'intérieur, de l'Algérie et de l'administration générale, départementale et communale, de celle de la presse et de la radio et du cinéma, et il est en outre désigné comme membre de la Commission d'études des services d'incendie.
Il conserve son siège à la deuxième Assemblée Nationale Constituante élue le 2 juin 1946, seul représentant de la liste S.F.I.O., ayant obtenu 45.989 voix sur 189.577 votants. Il siège à la Commission de la justice et de la législation générale et à celle de la presse, de la radio et du cinéma.
Son mandat ayant expiré en 1946, il n'en demande plus le renouvellement dans le département du Gard, non plus que de ses mandats locaux. Il va s'installer à Carcassonne d'où est originaire sa belle-famille, et en devient conseiller municipal en 1959.
Il a publié au cours de sa longue carrière de journaliste et d'homme politique : Le fabuliste Florian, de Sauve ; Le scrutin de liste départemental et la représentation proportionnelle ; Le sectionnement électoral de Nimes ; Essai sur les élections sénatoriales dans le Gard de 1876 à 1920.
Georges Bruguier est Officier de la Légion d'honneur, membre honoraire du Parlement et secrétaire de l'amicale du Sénat, fondée en 1945-1946 ; il remplit actuellement les fonctions de syndic de la presse républicaine départementale.
- Extrait du « Dictionnaire des Parlementaires français », Jean Jolly (1960/1977)
- A une époque où l’on ose se demander si le maréchal Pétain n’aurait été mis au pouvoir par la SFIO ("Le maréchal Pétain a été mis au pouvoir par la SFIO? " https://mobile.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/le-marechal-petain-a-ete-mis-au-pouvoir-par-la-sfio_1775361.amp )