Une journée (presque) ordinaire chez les B.

Une journée (presque) ordinaire chez les B.

Arvert, le 04/02/1998.

" Note d'aujourd'hui: Passions de jeunesse... Jadis j'étais plus sensible au monde. Dès 1993 j'avais compris que Monsieur SARKOSY compterait, comme en 1998, un certain gouverneur du Texas. J'avais alors rédigé un billet d'humeur, mais je me trompais sur le personnage. Revenons à ce que j'ai commis il y a 20 ans:"


D'habitude, j'aime quand mon vieux radio-réveil, -qui égrène les minutes et les heures avec d'énormes chiffres verts luminescent-, me tire doucement du sommeil en crachotant France-Inter.

Aujourd'hui, je me suis levé du mauvais pied. J'ignore ce que j'étais le plus, consterné ou révolté.

Ce matin, monsieur Georges B. Junior s'est levé prestement. Comme tout homme ambitieux, une longue journée l'attendait au bureau: il voulait y arriver tôt. Il a pris le temps de se raser soigneusement; avoir une belle gueule est important quand on est gouverneur du Texas. Tant pis pour le café, sa secrétaire au tailleur si merveilleusement ajusté, -juste pour les yeux, pour rien au monde monsieur B. compromettrait sa carrière-, lui en servira bien un (et il est meilleur que celui de sa femme). Il ne rentrera pas déjeuner à la maison, il est tellement occupé.

Ce soir, après le bénédicité qu'il récitera pieusement (in god we trust), il dînera avec madame B. et les enfants (la famille c'est sacré), il donnera un os à ronger au chien (n'oublions pas les animaux). Ensuite, il montera passer deux heures dans son bureau bibliothèque. Travailler, travailler sans cesse.

Cette nuit, il ne dormira dans son haut fauteuil de cuir, le nez dans ses dossiers. Aujourd'hui, il rangera ses lunettes d'écailles dans leur étui en crocodile véritable, éteindra la lampe au pied en loupe d'orme et traversera le couloir. Sa chambre... non, celle de sa femme plutôt, se trouve en face: c'est si pratique. Le tapis n'empêche pas les lames du plancher de craquer.

Ce soir bobonne passera par les armes. Elle le sait et attend. Elle a remarqué sans bien le comprendre que, monsieur son mari ne "s'occupait d'elle" (mal) que lorsque dans la journée il avait refusé un recours en grâce. Déjà le soixante-dix-septième! Que le temps passe... Aujourd'hui c'est différent. C'est mieux oui car il y eu exécution: cela va être quelque chose! Tout à l'heure elle a enfilé sa plus belle robe de nuit de soie et s'est mis un soupçon de Channel n°5 (ramenés tous deux de Paris!). Elle guette ce gémissement du parquet qu'elle connaît si bien. Ça y est. Elle entend la porte s'ouvrir doucement. Comme d'habitude, le lustre de cristal ne s'illuminera pas (l'avait-elle espéré?) Le bruit pesant des pas s'approche du lit.

Ce lit si grand qui trône sous le crucifix que va à nouveau faire trembler la bonne vieille position du missionnaire. Bien qu'il n'y voit plus très clair, monsieur B. fermera les yeux pour mieux imaginer sa secrétaire, ses jambes interminables surtout... En bas, dans le cuisine, le chien s'est dressé sur ses pattes, il a entendu du bruit à l'étage, il grogne doucement. Monsieur B. s'écroule content de lui, il s'endormira très vite ce soir. Bonne journée.

ce matin, alors que monsieur B. s étirait dans son fauteuil, en faisant craquer ses vieilles articulations, il jeta un regard distrait à sa montre et à son téléphone sur le bureau immense: à ce moment précis une femme est passée de vie à trépas, seule. Seule oui malgré tout ces témoins qui, derrière le mur de plexiglas, l'ont vu agiter les lèvres. Priait-elle? Chantait-elle? Nul ne saura les mots que portait son souffle pendant ces huit minutes, avant de se taire définitivement. Huit minutes c'est exactement le temps qu'a passé monsieur B. dans sa salle de bain. Vite et bien: son temps est précieux. Huit minutes c'est également le temps qu'il a accordé à sa femme: vite et...

Bien entendu, cette femme n'avait pas eu une vie de sainte sinon elle n'en serait pas là. Elle a assassiné au moyen d'un pic à glace. Même pas par amour, pour de la drogue. A l'époque, elle préférait les paradis artificiels à ses illusions déçues.

Elle a reconnu les faits. Oui, elle a poignardé un être humain à vingt-deux reprises à l'aide d'un instrument contondant. Elle ne souvient plus des circonstances précises mais elle croit le rapport du médecin légiste. C'était il y a quatorze ans, elle était en état de manque, mais elle est certaine de l'avoir fait. Elle aurait fait n'importe quoi pour de la drogue et personne ne l'a obligé à en prendre.

Un être humain en a assassiné un autre. C'est probablement le pire crime qui soit, le pire blasphème. Elle assume aujourd'hui la pleine responsabilité de ce qu'elle a fait, s'est longuement préparé aux conséquences de son acte. A LA conséquence de ses actes. Elle n'ignore pas qu'être sage c'est savoir qu'on va mourir et s'y préparer. Elle a eu le rare privilège de connaître l'heure exacte du moment où elle rejoindrait le Dieu qu'elle a trouvé.

Ce matin, une petite âme légère s'est arraché de notre monde, certaine d'obtenir enfin le Pardon de l'Eternel. Elle aussi aimerait pardonner à celui qui lui a ôté la vie... mais qui pardonner? Trois hommes, trois innocents salariés se sont contenté d'enclencher chacun une seringue dans un bras mécanique: deux contenaient un sédatif relaxant, une le poison châtiment. Aucun moyen de savoir comment elles ont été réparties. Comment éprouver des remords? On se persuade que l'un de ses deux collègues endosse la responsabilité. A qui la faute? Ce ne fut pas une mort naturelle, rien n'est plus étranger à Mère Nature. Ce ne fut pas une mort accidentelle, rien n'est plus prémédité. Un suicide alors? Il y a quatorze ans, elle se serait donnée la mort bien volontiers si elle ne craignait que la mort soit comme un état de manque perpétuel. Aujourd'hui, elle considère le suicide comme un péché.

On aurait donc tué sans culpabilité?

Cela serait le Mal sans la Conscience: une belle invention de notre siècle.

Donner la mort appelle t’il la mort en sanction?

Je n'ai qualité à répondre. Qui peut le faire?

Le seul droit que je m'arroge est d'espérer. Dieu ou non, qu'une âme a trouvé la Paix. Je ne sais pas si j'ai la Foi, elle L'avait: ce matin j'ai prié.

J'avais presque oublié comment prier, n'était-ce pas cependant la meilleure réaction? A quoi servirait la colère, la révolte?  

Bien sur on peut imaginer un autre monde...

Un monde dans lequel monsieur B. perdrait toutes les élections.

Un monde dans lequel on le mépriserait tellement qu'on ne lui confierait pas les chiens du quartier à promener car son propre chien le mordrait.

Un monde dans lequel sa barbe descendrait chaque jour vers le sol car les miroirs ne rendraient plus son reflet sans se fissurer et éclater. Madame B. le tromperait et y prendrait du plaisir. Il ne trouverait pas refuge dans la Maison du Seigneur car il serait refoulé des lieux de culte où flotte la bannière étoilée. Comme le roi Midas transformait ce qu'il touchait en or, tout ce que l'ancien gouverneur effleurerait se flétrirait sous ses doigts. Après des années d'errance et de rejet, quand il serait bien fatigué, ses enfants reconnaissants l'enfermerait dans un hospice puant l'urine de vieux.

Saurait-il seulement pourquoi il méritait une telle malédiction? Rien n'est moins sûr.

Cessons de rêver.

TOUT EST POUR LE MIEUX DANS LE MEILLEUR DES MONDES.

Un calvaire s'est achevé par un petit sourire figé à jamais.

Le Gouverneur du Texas a bandé et sa femme simulé son petit orgasme.

Une nouvelle journée (un peu meilleure que d'ordinaire) s'est écoulée paisiblement dans cette villa de bois blanc d'une banlieue cossue de Houston.

 



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