Vingt ans après, la parenthèse des interventions militaires occidentales se referme


Isabelle Lasserre

11/09/2021

ANALYSE - Vingt ans seulement. La parenthèse militaire ouverte par les Américains le 11 septembre 2001 a été brutalement refermée le mois dernier par le retrait d’Afghanistan. Le fait qu’il ait été préparé depuis longtemps, d’abord par Barack Obama puis par Donald Trump, n’atténue en rien la violence de la rupture qu’il signifie pour l’engagement militaire américain, et au-delà pour toutes les opérations occidentales.

C’est la fin d’une époque. Un tournant majeur dans la stratégie d’intervention des Occidentaux. C’est aussi, pour les États-Unis et leurs alliés, la fin d’une illusion, celle qui consistait à croire que l’Occident pouvait «normaliser» et stabiliser le «Grand Moyen-Orient», qui court du monde arabe à l’Afghanistan, en imposant - de gré ou de force - ses principes sacrés de démocratie et de liberté. De Bagdad à Kaboul, cette stratégie politico-militaire des Américains, qui a aussi été celle des Français, s’est fracassée contre les murs de la réalité et de la complexité.

On peut le résumer aussi simplement que cela: aidé par ses prédécesseurs, Joe Biden a mis fin à vingt ans d’interventionnisme armé occidental dans la région. Car ils se sont tous soldés par des échecs. «À chaque fois que les Américains ont décidé de changer des régimes, ils ont surestimé la menace mais sous-estimé les coûts et les risques. On déclare toujours prématurément victoire, car au début ça marche. Il est facile de faire tomber un pouvoir quand on est la première puissance militaire du monde. Mais ça finit toujours mal et il ne reste plus que des fausses promesses. Les gens n’aiment pas qu’on décide à leur place», résumait récemment Philip Gordon, conseiller à la sécurité nationale de Kamala Harris, devant la chaire Grands Enjeux stratégiques de la Sorbonne.

En Irak comme en Afghanistan, les Américains ont multiplié les erreurs En Irak comme en Afghanistan, les Américains ont multiplié les erreurs. À Bagdad, ils ont dissous l’armée irakienne, faisant ainsi disparaître l’un des rares piliers de l’État et nourrissant la rébellion sunnite. En 2003, ils se sont désintéressés de l’Afghanistan pour porter tous leurs efforts en Irak. Plus récemment, Donald Trump a bradé la paix avec les talibans à Doha. Dans les deux pays, les Américains ont trop longtemps soutenu des pouvoirs corrompus et inefficaces. Mais ce qui est surtout en cause, c’est le choix stratégique de Washington d’avoir voulu refaçonner la région en renforçant les États et en modernisant les sociétés. C’est de ne pas avoir compris suffisamment tôt qu’on ne pouvait imposer la démocratie et la civilisation par la force, ni créer des élites politiques depuis l’extérieur. Et moins encore des administrations calquées sur les modèles des démocraties occidentales.

En Afghanistan comme en Irak, le nation building qui a accompagné l’intervention militaire fut un échec retentissant. Malgré les milliards de dollars investis, ou plutôt engloutis, il n’a pas été possible de construire des pouvoirs centraux forts dans les capitales et des armées nationales compétentes. Au contraire, l’afflux d’aide financière des Occidentaux a alimenté la corruption et la passivité. Quant à leurs injonctions démocratiques, elles ont été rejetées en bloc. À Kaboul, les résultats de l’ingérence américaine ont produit des effets inverses de ceux qui étaient escomptés, puisque les talibans sont revenus au pouvoir à Kaboul. Sans même avoir à combattre. Les États-Unis et les Européens l’ont appris à leurs dépens: l’Irak et l’Afghanistan ne sont ni l’Allemagne ni le Japon de 1945. Même en Libye et en Syrie, la tyrannie a résisté à la liberté et à la démocratie.

Pour autant, la fin de l’interventionnisme occidental tel qu’il était pratiqué depuis le 11 septembre 2001, ne signifie pas que les États-Unis vont se retirer des affaires du monde. La retraite d’Afghanistan signale la fin du cycle des guerres américaines ouvert par les attentats contre le World Trade Center. Pas la fin de la puissance américaine. Plus qu’un effacement, il s’agit d’un recentrage. Depuis un siècle, l’histoire de l’interventionnisme américain a été marquée par de constants allers-retours, une alternance entre des périodes d’activisme et des moments de retrait. Les guerres lointaines et longues sont sans doute finies. Du moins pour un temps. Mais l’usage de la force militaire de même que les guerres à distance ne sont pas morts. Les Américains vont sans doute choisir d’intervenir de façon plus brève et plus sélective, sans avoir pour objectif de changer un régime honni. Les frappes menées en Irak, en Syrie et en Somalie en juillet, et contre l’État islamique en Afghanistan fin août, donnent un avant-goût de la manière dont ils pourraient désormais combattre contre le terrorisme. Dans tous les cas, s’ouvre aujourd’hui une période où les États-Unis vont repenser la forme qu’ils doivent donner à leur engagement militaire et la manière dont ils pourront sortir de l’impasse stratégique.

Mais surtout, les États-Unis entendent se concentrer sur les régions dans lesquelles leurs propres intérêts sont en jeu. S’ils se sont progressivement retirés du Grand Moyen-Orient, c’est pour se concentrer sur la menace chinoise, jugée prioritaire à leurs yeux.

Le nouveau pouvoir à Téhéran ne semble pas prêt à faire des concessions aux Occidentaux On ne choisit pas toujours ses guerres. Ni le moment de les livrer. Personne n’avait anticipé les attentats du 11 septembre 2001. Or la lutte contre le terrorisme n’est pas terminée, même pour les États-Unis. Les talibans n’ont pas rompu avec al-Qaida. L’État islamique reprend du poil de la bête en Irak et en Syrie. Il a prouvé, en attaquant les Américains à l’aéroport de Kaboul le mois dernier que les États-Unis étaient toujours dans son collimateur.

Plus généralement, le retrait chaotique d’Afghanistan, tout en provoquant une crise de confiance chez les alliés des États-Unis, va enhardir les adversaires de l’Occident et de la démocratie, comme la Russie, la Chine, la Turquie ou l’Iran. Car la désoccidentalisation de l’interventionnisme militaire, qui avant l’Afghanistan était déjà à l’œuvre en Irak, en Libye et en Syrie, ne signifie pas la fin des interventions étrangères dans le monde. Bien au contraire. Au fur et à mesure que les États-Unis se retirent des champs de bataille, de nouvelles puissances prennent leur place. Les Russes et les Turcs se sont durablement installés en Libye. L’Iran et la Russie font la loi en Syrie. Les puissances révisionnistes vont être encouragées à défier un système occidental affaibli et à combler le vide laissé par les Américains au Moyen-Orient.

De nouvelles crises ne manqueront pas de surgir, en Ukraine, à Taïwan ou en Corée du Nord. Le prochain test pourrait être l’Iran. Les négociations sur le nucléaire piétinent. Le nouveau pouvoir à Téhéran ne semble pas prêt à faire des concessions aux Occidentaux. Que se passera-t-il si, malgré tous les efforts de la communauté internationale, le pays arrivait dans quelques mois au seuil nucléaire? Israël a déjà affirmé qu’il ne l’accepterait pas. En cas d’intervention militaire des Israéliens, les États-Unis pourront-ils rester aveugles et silencieux à une nouvelle crise de prolifération nucléaire? La question se pose aussi avec Taïwan, qui est lié par un traité de défense aux États-Unis. Que se passera-t-il si une Chine enhardie par l’échec américain en Afghanistan mettait ses menaces militaires à exécution et envahissait l’île pour la mettre au pas?

Au-delà, la France, par ricochet, pourrait, elle aussi, être une victime collatérale du retrait américain d’Afghanistan. Au Sahel, elle a appliqué la même stratégie que les Américains en Afghanistan: création de forces de sécurité nationales et renforcement de l’État. Pas plus qu’en Afghanistan, cette stratégie n’a fonctionné. Emmanuel Macron en a déjà en partie tiré les leçons, en actant la fin de l’opération Barkhane au début de l’été. Le Sahel connaîtra-t-il le même destin que l’Afghanistan?

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