Vulnérables et mortels : points communs de l'humanité
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Vulnérables et mortels : points communs de l'humanité

Les articles scientifiques n'étant pas toujours accessibles et n'ayant pas toujours la facilité de lecture souhaitée, on peut sans doute parfois tenter de vulgariser, de rendre accessibles et/ou de partager certaines réalités, certains points de vue et quelques pistes de réflexion collectives et globales sur le travail et ses évolutions. Or, sur ces points, le secteur de la santé ne cesse de se fragiliser.

Publics ou privés, factuellement, la prévention, le soin et leurs résultats ne s'en soucient guère. La taylorisation extrême du travail dans le secteur de la santé et du social (qui sclérose et limite actuellement la qualité des prises en charge) en bref, l'industrialisation du soin, ne fonctionne pas. Cela ne "matche" pas.

Factuellement, chaque personne qui lit ces lignes (qu'elle soit PDG, cadre, ouvrier, artisan, riche, modeste, homme, femme) souhaite voir sa souffrance (physique, psychique), si elle advient, soulagée. Chaque personne qui lit ces lignes aura besoin de soins à un moment de sa vie (100% de chances). Chaque personne qui lit ces lignes (on le lui souhaite) va vieillir. Chaque personne qui lit ces lignes souhaite pour elle-même (et pour ses proches, sa famille) pouvoir compter sur des professionnels qualifiés qui ont du temps pour elle et pour eux dans les moments difficiles. Chaque personne n'a qu'une vie présentement. Une vie. Et aucune batterie ni aucun chargeur pour la recharger à 100%.

La question centrale est ici : dans quoi voulons-nous placer en priorité les "progrès" de demain ? A qui (et pourquoi) voulons-nous faire profiter nos efforts solidaires financiers ? La question n'est plus tellement politique ou communicationnelle. Elle est factuelle et biologique.

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Nombre d'articles et de gentils animateurs de tous bords essaient de nos jours de nous faire croire qu'être "heureux" évite de souffrir et de mourir. Être heureux, en Occident, est presque devenu un devoir citoyen (alors que d'autres, ailleurs, essaient déjà de survivre). On nous martèle que la priorité est au bien-(pare-)être/bien-paraître et ce, parfois au détriment du bien-vivre et de la santé. Depuis quand le bonheur se décrète et sauve des vies ? Parce qu'il y a plein de gens dans d'autres pays (soit-disant) moins "avancés" ou rencontrant plus de difficultés de survie (contexte), qui se plaignent bien moins qu'en Occident, ils affichent sourire et courage mais... ils ne sont pas tous en très bonne santé physique et/ou mentale (pour information).

Combien entendons-nous de personnes se plaindre de la qualité de soins reçus ou de la maltraitance hospitalière ou médicale en France ? On ne peut pas les blâmer : on n'a jamais eu autant de moyens techniques et technologiques, on n'a jamais eu autant de cadres et de managers... mais on n'a jamais eu autant d'errances de diagnostics, de décès évitables et d'erreurs médicales évitables. Combien de personnes avons-nous vu ou entendu se moquer (plus ou moins gentiment) des lanceurs d'alerte ou des soignants grévistes, des acteurs sociaux grévistes avant de se retrouver un jour elles-mêmes en position de patients scandalisés ? Trop, certainement.

Quand une prise en charge sanitaire se passe mal (physiquement et/ou humainement), pensez-vous sincèrement et naïvement que le souci soit uniquement une question de personnalité en face ? Ou alors peut-être juste un souci individuel lié à une vague propension (inexpliquée) à la multiplication des "abrutis, ignares, idiots, mauvais" ? Ce serait bien pratique de penser de la sorte. Pratique et peu systémique : cela nous éviterait de constater que les soucis se multiplient.

Il faudrait peut-être d'abord aller enchaîner du 3×12h aux urgences ou effectuer des gardes de 48h sans sommeil ou encore accomplir 20 toilettes en moins de 4h chaque matin ou alors faire du 8h-21h pendant 6 jours avant de pouvoir critiquer les ratés, les maladresses ou les mouvements d'humeurs de certains professionnels. Le tout, bien entendu, avec une absence de collègues et une réduction des effectifs (sans quoi, c'est beaucoup moins drôle).

Il faudrait que chacun-e d'entre nous fasse le test lui-même et ce, pendant plusieurs années et après, on pourrait parler (si on en a toujours l'envie et la force) de bêtise, de fainéantise et d'idiotie simplement individuelles.

Un stage obligatoire de 6 mois en EHPAD, aux urgences, en oncologie ou en soins palliatifs et ce, dès le lycée, serait utile à près des 2/3 de l'humanité. Cela poserait les bases. Mieux qu'un service militaire : les bases de la vie. Pour distinguer le vouloir du pouvoir et pour distinguer la volonté de toute-puissance (magique) de la réalité biologique et factuelle. Cela serait anxiogène, certes, mais qu'est ce qui fait bouger les êtres en ce bas monde si ce n'est hélas la peur et/ou la souffrance ?

1. Une responsabilité commune ?

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A chaque fois que l'un-e d'entre nous fustige des acteurs du soin isolément, à chaque fois que l'un-e d'entre nous ne dit rien, ne signale pas (à un ordre, à une direction) ces dysfonctionnements organisationnels et financiers (au profit de la délation inutile de noms ou des personnes), à chaque fois que l'un-e d'entre nous se dit "heureusement que ce n'est pas moi qui suis victime de tel manquement" en changeant de sujet et à chaque fois que l'un-e d'entre nous prend un rendez-vous sanitaire auquel il ne se rend pas sans annuler... A chaque fois, on perd un peu plus d'humanité. Bien sûr, les "mauvais" existent et ce , dans tout domaine mais tirer sur les ambulances n'améliorent pas la qualité de leurs moteurs.

Commenter les politiques des 20 dernières années et d'aujourd'hui n'aurait aucune utilité, hélas, car cela fait très longtemps que la santé n'est plus une priorité nationale. Ne parlons même pas de la médecine et des soins préventifs (pourtant économiquement rentables!), ni du classement de la France (en chute, oui) sur la qualité des soins.

Les soins ne sont pas un dû. Les soignants aussi peuvent arrêter, démissionner, dire stop. Ils ne sont pas nos esclaves. Ils ont fait des choix et certains sacrifices, comme les autres, comme la plupart d'entre nous. Choix et sacrifices qui ont des limites (humaines) : ils ne sont pas (encore ?) des machines. Et ils ne s'appellent pas Harry Potter.

Soigner et accompagner relèvent de dynamiques non "robotisables", non algorithmiques, non binaires car pleines de "spécificités" et de "subjectivités" et de "particularités". A nous de voir et de décider collectivement si nous devons devenir de petits robots ou demeurer des êtres humains les uns à l'égard des autres.

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Pour les férus de séries, il est bon de préciser que l'équipe du Dr House, aussi fictifs que soient les personnages, n'est ni sans budget, ni sans collègues... Ces personnages n'ont rien de fantastique ou de science-fictionnel dans leur fonctionnement en tant que tel : ils ont juste ce qu'il manque à 95% des soignants et des équipes dans la vraie vie (des moyens, du TEMPS à consacrer au "cas" et des collègues : les bases, en somme). Un génie peut avoir tous les talents, toutes les idées ou toute l'empathie du monde : sans le temps et sans les moyens pour les appliquer et les mettre en oeuvre, aucune magie ne lui viendra en aide.

2. Du bon sens ?

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Qu'il est doux de proclamer le bonheur pour tous... En attendant, parlons de bonheur. Comment vous sentiriez-vous si vous deviez dire adieu à un enfant, parti trop tôt d'une leucémie, parce que le "process" aux urgences fait que les équipes sont passées à côté 2 ans plus tôt (et ce, à des dizaines de reprises) ?

Comment vous vous sentiriez quand, terrassé-e par une douleur aiguë, un soignant lui-même déjà en dépression et/ou en burn-out vous adresserait 2 onomatopées sans avoir le temps de vous écouter ? (toujours en suivant le "process" : 5 autres patients sont en "standby"). Vous feriez un procès à cette personne (in fine plus souffrante que vous dans la durée) ?

Comment feriez-vous ou faites-vous déjà et comment vous sentez-vous quand un médecin vous donne rendez-vous 3 à 6 mois après sans autre alternative paramédicale en attendant ? Comment vous sentiriez-vous si des robots distribuaient des chimiothérapies, en rangs, en batterie, dans de longs couloirs ?

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Et comment vous sentiriez-vous, Mesdames, pour donner la vie ou accoucher en batterie ? (c'est en cours, les sages-femmes vous le confirmeront). Comment vous sentiriez-vous si vos grands-parents ou vos parents âgés (ou vous-même) en cas de simple chute devaient choisir, pour leur convalescence ou pour plus longtemps, entre une institution sclérosée débilitante voire infantilisante (grâce à un personnel débordé, épuisé et en sous-effectif) et une visite éclair par jour de 45 minutes par une personne épuisée et/ou en burn-out ? (choix cornélien, s'il en est). C'est déjà le cas, en 2019. Et si des robots vous tenaient la main pour quitter de monde ? Et comment vous sentiriez-vous si vous appreniez une erreur de diagnostic qui vous serait létale ?

Non, cela n'arrive pas "qu'aux autres". L'autre, c'est nous.

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Quid des études qui démontrent que les patients rassurés, confiants et entourés présentent de meilleures chances de guérison que les "simplement traités" ? "Traités" en batterie, donc, un peu comme on répare nos PC et nos smartphones ? (cf. les dizaines d'études internationales sur l'impact majeur de la solidarité et de l'humain sur le système immunitaire dans la guérison et les rémissions). On assiste à un "léger" déni ambiant. Ainsi, si nous sommes (attention, mots clés) "forts", "heureux", "positifs" et "résilients" (au travail, face à la maladie, face aux accidents, face aux agressions : Superman et Batman le seraient bien...), nous n'aurions pas besoin de temps et d'humanité. C'est un leurre qui relève... du mystique et du fantasme. Le bonheur ou la résilience ne se décrètent pas. Mais peut-être bien qu'ils trouvent leur origine et leurs déterminants dans l'interdépendance et le souci mutuel (peut-être). Quant au soin... Le soin ne se distribue pas, il se donne, tout comme le soignant "se donne".

Maintenant, comment vous sentez-vous lorsque vous tombez sur des soignants, encore en lutte et/ou pas encore écoeurés ou épuisés, qui prennent du temps pour vous, sans urgence et vous soigne et vous soulage correctement et durablement ? Pas à la va-vite, pas comme un robot, mais comme un être humain dans sa globalité ? Comment vous sentez-vous lorsqu'une telle situation se présente ? Cette réponse a beaucoup d'importance.

Le temps, la lenteur (gros mot), la présence à l'autre échappent à toute technologie et à tout processus de travail binaire ou minimaliste. Ils échappent à toute technique formalisée. Travailler consciencieusement et avec qualité coûte du temps et de la présence humaine (et donc de l'argent, dans notre monde), notamment dans le soin. Faire cette économie relève d'un délire de masse hautement pathologique. Totalisant et effrayant. D'un délire de toute-puissance à la limite du déisme. Un délire mondial ? Aucune idée.

Les solutions organisationnelles et économiquement rentables existent : à charge des responsables du management et des directions de les mettre en oeuvre et/ou de solliciter les professionnels qui sauront les accompagner en ce sens. La vision à court terme ne peut pas fonctionner dans le secteur sanitaire ou social. C'est un leurre : tant sur la qualité du travail, à savoir la santé des personnes, que sur la santé des professionnels. Mais aussi... un leurre du point de vue économique (pour celles et ceux qui ont en charge les questions de rentabilité...) : le court-termisme est un leurre.

On crie au scandale contre le fanatisme, l'idolatrie dangereuse et la folie de certains meurtriers... tout en cautionnant tranquillement chaque jour la même chose dans des proportions bien plus spectaculaires (mais silencieuses). Où vont les priorités ? A minima, doit-on déshabiller le budget "humain" au profit des budgets "outils" (IA, technologies etc) ? Ne pourrait-il pas y avoir un peu plus d'équité dans la répartition de ces derniers ? De la nuance, de la réflexion et moins d'extrémisme ? Une pensée un peu plus approfondie et méthodique ? Plus factuelle ? Je laisse aussi ces questions ouvertes.

Votre dernier Iphone ou smartphone ne guérira pas votre lymphome. Il ne prendra pas soin de votre mère ou de votre père malade et ne vous tiendra pas la main lors d'une attaque cardiaque ou d'une attaque de panique. Il ne dialoguera pas avec vous. Il ne vous procurera ni massage, ni antalgique, ni propos réconfortant, ni présence humaine.

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Le meilleur outil de ce monde, nous sommes souvent en train de l'affaiblir, de le faire régresser émotionnellement, socialement et cérébralement. Le meilleur outil de demain reste l'être humain. Être dont nous ignorons près de 50% du potentiel social et organisationnel (et les besoins pour développer ce potentiel sont actuellement sacrifiés sur l'autel du développement d'autres préoccupations comme celles des GAFA). Nous ignorons encore près de 70% du potentiel cérébral. En revanche, nous aurions la prétention de croire (mégalomanie ?) qu'avec le (petit) peu que nous pensons savoir, nous allons révolutionner le monde avec des outils qui déjà... nous conditionnent et nous limitent. Et qui, via des mésusages ou des excès d'usage (excès de confiance dans les calculs et les algorithmes ?) engendrent déjà de très nombreux décès (dont très peu de gens voire personne "n'analyse les root causes"). Il ne s'agit sans doute pas de revenir en arrière ou de prôner le passé. De nombreux outils techniques et technologiques, dans le soin comme ailleurs, sauvent des vies et améliorent notre quotidien. Il ne s'agit pas d'arrêter les progrès en ce sens. Mais il s'agirait peut-être aussi de ne pas oublier les conditions de développement des utilisateurs/des bénéficiaires... "Processer" la santé présente certaines limites, que l'humain peut dépasser. Outiller la santé est primordial : reste à avoir le temps d'utiliser l'outil de façon efficiente, saine et performante. Il est important de ne pas verser dans le totalitarisme processuel et technologique et de préserver des voies de développement humain.

Il n'y a pas de fatalité, uniquement des choix et des priorités qui restent ouverts et possibles.

3. Des faits ?

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Pour terminer et illustrer les propos précédents, voici quelques extraits (articles et faits "divers") piochés au hasard sur la toile des "progrès humains" du 21ème siècle en France : Chute de la qualité des soins, Dégradation de la qualité des soins, Des actes et non la santé, Soignants réquisitionnés de force, Épuisement et réquisitions, Urgences, Surcharge de travail et mortalité, Cri d'alerte de soignants, Sous-effectif chronique et EHPAD, Gériatrie et maltraitance.

Et une lecture plus nuancée, scientifique, argumentée et factuelle sur l'humain et la technologie (visionnaire ?) : Sherry Turkle. Seuls ensemble . De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines, Paris, L'Échappée, 2015, 525 p., ISBN : 978-29158309-1-0.

Alison Caillé

Psychologue du travail - Consultante 💡 Docteure en Psychologie du travail et des organisations 🎓

5 ans

Merci Pauline pour cet article et le partage de ces constats sur un sujet qui nous concerne tous/toutes.. ! Toujours une aussi bonne plume pour transmettre tes réflexions ✍️

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