Y-at-il un sens à certifier la conduite du changement ?
Le « change », la gestion du changement ou la transformation, tel que le terme est utilisé dans les milieux IT, procède de la même logique : la mise en place d’actions aujourd’hui devrait déterminer les succès à venir et, de facto, éviter les échecs. Il s’agit bien ici d’actions et non pas d’outils. Un outil ou un logiciel ne sont, en effet, pas animés et ne réfléchissent pas au rôle qui est le leur. Ils sont passifs et ne répondent qu’aux ordres qui leur sont donnés. En revanche, il est vrai qu’ils auront un impact plus ou moins notable sur la structure et l’organisation de l’entreprise comme l’expliquait Bruno Latour dans sa théorie ANT (Latour, 2005). C’est donc à l’entreprise de réfléchir aux effets que son changement pourrait avoir sur son environnement interne et externe. Et c’est souvent ce qui est demandé aux praticiens du « change ».
Néanmoins, il est curieux de parler de « change » car c’est le principe même de tout organisme vivant ; et une entreprise - corps social - en est un (Morgan, 2011). Le changement est la partie constituante de toute vie et tout est en perpétuel mouvement. Seule la temporalité d’un acteur à un autre varie : le temps entre différentes versions de téléphones portables est bien plus court que celui qu’il faut à la plupart des usagers pour en connaître toutes les fonctionnalités… Quoique le temps est également une notion discutable : parle-ton de temps linéaire (Chronos), de rupture (Kairos) ou cyclique (Aiôn) ? Les uns étant enchâssés dans les autres : le cycle des saisons s’inscrit dans celui d’une année qui est marquée par des moments de ruptures économiques, politiques, etc. Au sein d’une entreprise, le sentiment de rupture vécu par une population d’ouvriers, suite à une décision ou une action annoncée comme un changement, peut, en revanche, être perçu comme faisant partie d’un cycle par des managers ou tout à fait s’inscrire dans une continuité pour des décideurs.
1. Le mythe de la recette universelle : quand le changement dépasse les certitudes
Si le changement est partout et polymorphe, pourquoi la gestion du changement est-elle devenue une discipline sanctionnée par une certification visant à appliquer une recette valide quels que soient les contextes ? Pourquoi les tentatives d’une construction d’un modèle sanctionné par une certification assureraient un succès certain alors que de nombreux penseurs – de Platon à Bacon en passant par Schumpeter - n’ont pas eu de réponse précise? Pas plus que les spécialistes de la discipline tels que Balogun (2006), Beckhard (1969), Pettigrew (1987) ou Sainsaulieu pour ne citer qu’eux !
Peut-être faudrait-il s’interroger sur la nature dudit changement? Est-ce la manière de penser ? D’une technologie ? D’un modèle social ? De locaux ? De croyances ? De paradigme, comme le définit Kuhn (1999)? Un peu de tous ?
Et ce changement est-il voulu et par qui ? Qu’est-ce que cela changerait, et pour qui, si nous ne changions pas ?
De plus, certaines méthodologies, comme le « Rugby Ball » d’Atos, s’apparentent davantage à des check-lists pratiques qu’à de véritables cadres d’accompagnement au changement. Bien qu’utiles dans certains cas, elles ne prennent pas toujours en compte la complexité des dynamiques humaines, ni les spécificités culturelles d’une organisation.
En effet, la culture d’entreprise, profondément enracinée dans les pratiques locales, joue un rôle fondamental dans le succès ou l’échec d’une initiative de changement. Cette culture endogène est elle-même ajustée à la culture du pays ou du continent ? Par exemple, une approche directive et hiérarchisée pourrait fonctionner en Asie, mais être mal reçue dans un environnement plus horizontal comme en Scandinavie. Ainsi, une méthodologie qui fait ses preuves dans une multinationale américaine pourrait échouer dans une PME italienne, où les relations informelles et familiales prédominent (Hofstede & Al, 2010).
Pour revenir à la sémantique, les mots étant performatifs et le « change » ne pouvant être simplement défini, qu’est-ce que « management » ou gestion implique ? Apparemment, que le changement est décidé d’en haut et qu’il doit être dirigé. Il n’existerait donc pas de changement continu que l’on pourrait aussi appeler progrès (Chronos). Il n’existerait pas non plus de changement ou d’évolution imposée par des éléments exogènes tels que, par exemple, le climat (Kairos ou Aiôn). Nous nous rendons compte, que ce n’est pas le cas et que le changement n’est pas toujours dirigé et que, de facto, les différents acteurs pourraient en avoir différentes perceptions. Ou, s’il est dirigé, il peut aussi être inséré dans d’autres formes de changements.
Quant à la transformation, il s’agirait de passer d’une forme à une autre sans nécessairement avoir d’interaction avec le monde extérieur ; ce qui est une gageure.
Comme l’expliquait François Dupuy (Dupuy, 2022), les entreprises désirent des recettes alors qu’elles ont besoin de solutions adaptées à leur contexte. Nous pourrions ajouter qu’elles désirent limiter, voire éradiquer tout risque et toute poche d’incertitude voulant convertir une situation complexe en compliquée, voire simple. Construire un avion est un processus compliqué alors que présenter un plat de spaghettis est complexe. En effet, il est possible de modéliser la construction d’un avion et, une fois le processus défini, de le construire à l’identique autant de fois que l’on désire. Cependant, il est impossible de modéliser un plat de spaghettis de façon à ce que l’on ait exactement le même entrelacement et enchevêtrement d’un plat à l’autre. La situation qui nécessite un « change » est-elle compliquée ou complexe ? Quelle soit l’une ou l’autre, il est probable que l’entreprise voudra utiliser une méthodologie éprouvée par d’autres pour se rassurer mais la mise en œuvre répondra-t-elle à sa singularité ?
2. Comment peut-on répondre à une situation complexe ?
Tout d’abord en expliquant que la gestion du changement au sein d’une organisation ne se résume pas à dispenser quelques formations sur un nouvel outil à des personnes qui ne désirent pas forcément être présentes et, surtout, qu’elle dépend de la situation unique dans laquelle l’entreprise se trouve. Trop souvent peut-on entendre que « nous avons besoin de change » sans que ceux qui formulent ce besoin en connaissent les raisons profondes. Le vrai pourquoi. Le besoin est exprimé, et il suffirait donc d’agir ; l’action étant, du coup, déconnectée de toute problématique.
Le désir de « change » peut aussi être une mesure anticipatrice liée à une décision stratégique et l’entreprise sait qu’elle va rencontrer la résistance de ses acteurs. C’est plutôt pertinent si cela est couplé avec une réelle analyse de risques par populations, avec un sociogramme et une grille d’analyse stratégique d’acteurs. Les équipes et les dynamiques organisationnelles jouent un rôle crucial dans tout processus de transformation. Gérer les résistances au changement, favoriser l'engagement des parties prenantes et développer, idéalement, des attributs en leadership (Koestenbaum, 2010) et en communication sont des éléments clés pour garantir le succès d'une initiative de changement.
En bref, il faut à la fois trouver un équilibre entre les pôles de déterminisme, de complexité et d’incertitude.
3. Mais est-ce tout ?
Malheureusement non, car la gestion du changement et la gestion de projet sont les deux faces de la même pièce qui se complètent. D’un côté, de manière globale, « la gestion de projet cherche à structurer pour des raisons de performance, le manager tendant à vouloir rationaliser les secteurs qui ne sont pas les siens tout en préservant sa zone d’incertitude vis-à-vis des autres afin de préserver son pouvoir » (Crozier, 1977). L’objet du « Change Management » étant de comprendre et de respecter ces équilibres (ou le sentiment que les managers peuvent en avoir) tout en accompagnant, de manière plus ou moins subtile, les managers vers un but commun. Le changement, si ce dernier est dirigé, ne fait donc sens que s’il y un projet porté par certains représentants reconnus de l’entreprise.
De plus, le changement se pensant au futur (même si l’écriture d’une l’Histoire mythifiée modifie la perception d’un présent), il est naturel de le projeter et de le corréler avec une planification projet, programme ou entreprise. Cependant, parce que la transformation de l’entreprise se construit sur l’humain et l’expertise de ce dernier, être en mesure d’écouter ce que les gens pensent, ensemble et séparément, traduire et comprendre ce que les gens désirent, quelle que soit leur place dans l’organisation devrait être obligatoire mais n’est pas une activité les plus développées dans la vie quotidienne des entreprises. Quant aux plans de communication et de formation, ils viennent en support et ne sont pas gage de succès car ils doivent être constamment adaptés à des situations changeantes.
4. Adapter la méthode au terrain
Il est surprenant de constater que, souvent, les responsables de « Change Management » au sein des organisations ne connaissent qu’une, parfois deux méthodologies et qu’ils veuillent se convaincre que le terrain s’adaptera alors qu’il faudrait plutôt contextualiser et adopter une posture flexible. Voici, ci-dessous, une cartographie purement théorique, et non exhaustive, du type de méthodologie selon les cas rencontrés :
1. Selon la taille du changement :
a) Grand changement organisationnel : Kotter (huit étapes pour engager l’ensemble de l’organisation).
b) Changement individuel ou d’équipe : ADKAR (axé sur les transitions personnelles).
c) Changement émotionnellement chargé : Kübler-Ross (gestion des résistances et des impacts émotionnels).
d) Changement structuré ou ponctuel : Lewin (modèle en trois étapes : dégel, mouvement, regel).
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e) Changement multidimensionnel : McKinsey 7S ou 5P (prennent en compte la stratégie, les processus, le personnel et la performance).
2. Selon le contexte :
a) Urgence ou crise : Lewin ou DICE (rapides à déployer).
b) Fusion ou acquisition : Kübler-Ross pour gérer les émotions, combiné à Bridges (transition psychologique).
c) Transformation digitale : Kotter ou EASIER (alignement technologique et humain).
d) Changement culturel : LaMarsh Managed Change™ ou AIM (adaptés aux transformations profondes).
3. Selon les ressources disponibles :
a) Ressources limitées : Lewin ou Satir (simples et accessibles).
b) Grandes équipes RH : ADKAR ou AIM (requièrent un accompagnement actif).
c) Support externe : Kotter ou McKinsey 7S (souvent pilotés par des consultants).
d) Focus sur le bien-être : Kübler-Ross, Bridges ou Satir.
4. Selon l’évolution du projet :
Par ailleurs, comme il est rare qu’un projet reste figé dans ses hypothèses initiales, il peut être très pertinent de changer de méthode. Par exemple :
1. Une transformation organisationnelle pourrait commencer avec Kotter pour structurer la vision globale, puis basculer vers ADKAR pour accompagner les transitions individuelles.
2. Une crise imprévue pourrait nécessiter l’intégration rapide de DICE ou Lewin pour répondre à une nouvelle urgence.
3. Une phase tardive du projet pourrait exiger une transition de McKinsey 7S vers une « Force Field Analysis », pour réévaluer les forces en présence et les ajuster.
Changer de méthodologie n’est pas un aveu d’échec, mais une démonstration d’agilité et d’adaptation. Tout comme un conducteur ajuste sa manière de conduire en fonction de la météo ou de la route, les entreprises doivent ajuster leur approche selon les phases et les imprévus d’un projet.
En fait, les méthodologies hybrides pourraient constituer une solution pragmatique aux enjeux des entreprises. Par exemple, pour une transformation digitale complexe, il pourrait être possible de convoquer :
Dans cette approche, chaque méthodologie joue un rôle spécifique, adapté aux besoins d’un moment donné.
5. En conclusion : une posture, pas une recette
Le change management n’est pas une recette universelle mais une posture d’agilité intellectuelle et humaine. Il s’agit d’embrasser l’incertitude, de naviguer dans la complexité et d’accompagner le mouvement naturel du changement. Les méthodologies sont des guides, mais la clé réside dans leur adaptation : choisir, combiner, changer si nécessaire.
Faut-il privilégier une certification dans une méthodologie plutôt qu’une autre ? Pourquoi pas, à condition de ne pas la considérer comme le seul outil dont on dispose pour mener le changement. Certes, parfois, une certification peut répondre aux exigences spécifiques d’une entreprise qui valorise une méthode particulière parce qu’elle souhaite s’assurer que vous disposez des compétences nécessaires pour la mettre en œuvre. Toutefois, le danger réside dans le fait qu’un ajustement imprévu pourrait rendre inefficace l’approche unique que vous connaissez et ne pas répondre à la nouvelle problématique. La véritable performance repose alors sur la capacité à adapter une méthodologie aux spécificités du contexte et aux besoins singuliers de chaque organisation.
Au final, gérer le changement, ce n’est pas nécessairement imposer une direction, mais comprendre et orchestrer les multiples voix d’une organisation en mouvement.