“Zabbalines, bouars et biffins”…éloges des chiffonniers modernes (1)
Mon attachement au monde de la “biffe” est tout autant personnel que professionnel. Depuis le quartier de la Porte de Montreuil, en passant par l’Egypte, le Maroc et la Porte de Saint Ouen, j’ai toujours été lié avec ces marchés où vos regards peuvent se poser sur des marchandises à la portée des budgets les plus restreints. Adolescents je partais avec un ami le samedi matin aux puces de Montreuil pour vendre quelques objets, j’ai sillonné les fripes de Saint-ouen et mon fils aîné a vu le jour dans le quartier de Moqattam au Caire à deux pas du fameux quartiers des chiffonniers “ hay A Zabbalines” auquel sera consacré le premier volet de cette série articles.
Mon intérêt pour le sujet de la gestion des déchets, du recyclage et ses enjeux m'a ouvert un autre regard sur cette profession et notamment ses intérêts écologiques.
Lors des ateliers sur le compostage ou sur la thématique des sols, on met souvent en avant le rôle essentiel d’ êtres vivants qui œuvrent résolument sous nos pieds dans l’ombre et l’indifférence pour la régénération de nos sols, pour notre bien-être. C'est notamment le cas du vers de terre sujet du livre au titre explicite : Eloge du ver de terre, notre futur dépend de son avenir.
J’ai cœur à travers ces quelques paragraphes à faire la modeste éloge, à mon tour, de ces hommes, femmes et parfois enfants qui collectent, trient et recyclent pour (sur)vivre dans notre intérêt commun.
Pour commencer ce petit voyage dans l’univers des chiffonniers modernes, je vous invite à prendre l’avion avec moi à destination d’une petite ville de 10 millions d’habitants : Le Caire…
Le Caire en arabe se dit Al Qahira qui peut signifier “ la victorieuse” mais aussi “celle qui oppresse”... Avec une population de plus de 21 millions d’habitants pour toute l'agglomération, Le Caire est tout simplement une des villes les plus peuplées du continent africain.
Lors de mon arrivée au Caire je suis passé par le quartier du District 10 pour acheter une puce de téléphone vers... 3h du matin et il y avait autant de monde dans les rues que dans le quartier parisien que j’avais quitté un samedi à 17h.
Cette ville grouille de monde et il m’a fallu plusieurs mois (voir années) pour m’habituer ( plus ou moins) à ce mode de vie.
Inutile de vous préciser combien la gestion des déchets ménagers est un enjeu de taille dans cette métropole du nord Afrique. Lors de mon expatriation au Caire, j’ai certes le souvenir de quelques camions poubelles récupérant le contenu de grands conteneurs métalliques mais je me rappelle surtout que le volume d’ordures collecté était déjà bien réduit après les passages fréquents de ceux qu’on surnomme ici les “ zabbalines” ( récupérateurs, chiffonniers).
A pied avec un ballot sur le dos, sur un âne avec une charrette ou encore à pickup, les zabbalines arpentent les rues du Caire nuit et jour pour collecter et pré-trier les résidus des ménages, des hôtels, échoppes et restaurants. Les zabbalines commencent leur collecte aux seuils même des habitations, une fois récupérés plastiques, verres, cartons, biodéchets et autres matériaux recyclables sont acheminés vers des sortes de “ quartiers usines” multi-sectoriel où se mêlent des sites de triage, des ateliers de compactage, de broyage et de recyclage au coeur même des résidences et commerces des dizaines de milliers de personnes qui y vivent également.
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De nombreux habitants de ces quartiers sont les enfants, et même arrière-petits-enfants de ceux qui se sont installés ici pour la première fois dans les années 1940. Suite à une période de grande sécheresse et des maigres récoltes en Haute-Égypte, de nombreux agriculteurs coptes avaient afflué dans la capitale égyptienne à la recherche de travail. Alors que l’élevage de porcs était interdit aux musulmans, ces arrivants ont pu s’adonner à l’élevage porcin et les bêtes étaient nourris avec des déchets alimentaires accumulés à travers la ville. C’est ainsi qu’a débuté l'industrie du recyclage informel de l'Égypte, qui s'est depuis étendue et perfectionnée pour inclure des déchets plus nombreux et plus diversifiés. Certaines familles plus riches ont investi dans des machines ( broyeurs, extrudeurs...) et se sont spécialisées dans le recyclage de certains matériaux.
Tout ce qui ne peut être valorisé sur place est revendu aux industriels plus développés du pays. “ Sans coordination planifiée ou centralisée, ni même de coût pour les autorités publiques, ils fournissent ainsi un service urbain d’une sophistication étonnante et atteignent parmi les plus hauts taux de recyclage au monde” affirme un chercheur. Le travail des zabbalines concernerait 60% ( voir plus selon certains) des poubelles de l’agglomération et on rapporte qu'environ 80 % de ce qui vient ici reçoit une nouvelle vie.
Ce taux de recyclage exceptionnel subjugue et fascine chercheurs et organisations internationales diverses; depuis de nombreuses années, plusieurs thèses et mémoires de master ont d’ailleurs traité de ce sujet. Cependant ces chiffres records tendent parfois occulter une réalité sociale et sanitaire bien moins éclatante laissant miroiter le "recyclage de tous les possibles".
Les hommes de la communauté zabbaline se targuent souvent d’une immunité à toute épreuve forgée de génération en génération mais cette promiscuité forcée avec les ordures ne les laisse pas indemnes. Les hépatites B et C toucheraient près de 40 % de la communauté, beaucoup souffrent de maladies de peau et respiratoires dans ce quartier où l’espérance de vie dépasse rarement 55 ans. Pour trier et traiter les déchets, les zabbalines acheminent quotidiennement des tonnes de déchets dont certains dangereux sur leur lieu de vie.
Par manque de moyens, de connaissances et parfois avec une certaine insouciance, hommes, femmes et enfants plongent leurs mains nues dans les énormes ballots pour en extraire les collectes du jour. Les techniques de recyclage pour traiter et recycler ne sont pas toutes respectueuses de l’environnement et les membres de la communauté zabbalin sont les plus exposés à ces pollutions. L’association de protection de l’environnement APE est une des plus anciennes associations investies pour l’amélioration des conditions de vie dans le quartier. Depuis 1996, ils organisent des campagnes de sensibilisation sur les questions de santé et de nutrition. L’instruction et la scolarisation des femmes et des enfants sont deux autres chevaux de bataille de l’APE car les enfants de la communauté dépassent rarement le stade élémentaire pour pouvoir rejoindre leurs parents et les assister dans leur pénible tâche.
Cette association tente également de faire tomber les préjugés d’une partie de la population envers ce quartier du Caire, elle y organise par exemple des visites scolaires pour sensibiliser au recyclage. Cet “arrondissement dépotoire” du Caire est devenu symbole d’insalubrité et ses habitants font souvent l’objet de déni et discrimination oubliant le rôle que joue ce “quartier ordure” pour empêcher que la ville ne s’étouffe dans ses propres rejets…La communauté zabbaline dispose d’un savoir faire indiscutable qu’elle a su adapter au fil du temps mais l’encadrement publique de son activité permetterait peut-etre d’éviter nombre de ces désagréments. Même si le travail des zabbalin est en grande partie “informel”, l’agglomération du Caire compte bien évidemment sur eux pour la gestion des déchets de la capitale Égyptienne et je vous laisse imaginer ce que celle-ci deviendrait si seulement une semaine durant les zabbalines arrêtaient de récupérer près de 60 % des 70000 tonnes d’ordures quotidienne des Cairotes et laisseraient cette charge au service public… Déjà en 2009 lorsqu’un arrêté présidentiel ordonne l'abattage de tous les élevages de porcs à l’échelle nationale pour endiguer l'épidémie porcine, la communauté zabbaline ne collecte plus les déchets fermentescibles . Les services publics n’ayant pas développé de solutions alternatives suffisantes pour valoriser ce type de déchets, la ville étouffa littéralement sous ses tonnes de résidus alimentaires dont on peinait à se débarrasser… Quelques années plus tard, le gouvernement égyptien autorise nouveau l’élevage porcin.
Lorsque je vivais au Caire j’étais souvent amené à passer à proximité de ce quartier et honnêtement je l’ai longtemps cru être un bidonville. L’odeur âcre des ordures est perceptible depuis sa périphérie et hante vos narines pour le reste de la journée … Pour comprendre la réalité de ce qui se passe derrière ces murs d’immondices, pour pouvoir poser un regard différent sur ce lieu suscitant admiration pour certains et dégoût pour d'autres, il faut arriver à aller au-delà des images et des odeurs. C’est peut-être d’ailleurs le message passé par le “calligrapheur “ franco-tunisien El Seed en réalisant cette splendide anamorphose qui s’étend sur 300 m et recouvre près de 52 bâtiments de ce quartier pour retranscrire les mots d’Athanase d’Alexandrie, évêque copte de l’Antiquité : « Quiconque veut bien voir la lumière du jour doit d’abord s’essuyer les yeux ».