À la pointe de la lutte
Il est de ces moments où l’actualité nous tire un sourire crispé. On se frotte les yeux pour vérifier qu’on ne rêve pas. Mais non, on ne rêve pas. Alors, un petit rire nerveux nous vient. Et on ne peut s’empêcher de songer au décalage entre ce qu’on lit chaque jour depuis plusieurs semaines, et la décision annoncée par notre ministre de l’Economie, Bruno le Maire.
Un jour c’est MicroStrategy, entreprise cotée au NASDAQ, qui annonce adopter Bitcoin comme actif principal pour sa trésorerie. Un autre, c’est Ebay qui permet à ses clients d’obtenir du cashback en crypto. C’est la banque BBVA qui souhaite proposer des services autour des cryptoactifs à ses clients dès l’année prochaine, suivie le lendemain par ING Bank. C’est Paypal qui donne la possibilité à ses 26 millions de commerçants américains d’accepter les paiements crypto. Puis le CEO de BlackRock, le plus gros gestionnaire d’actifs du monde, qui déclare penser que le Bitcoin peut devenir un marché global. Ou encore la Wells Fargo, qui avoue, lucidement, que “les modes ne durent généralement pas 12 ans.”
“Faire avancer un navire contre vents et marées en allumant un brasier sous le pont ? Je n’ai pas de temps à perdre avec ces inepties !” s’exclama Napoléon lorsqu’on lui présenta le concept de bateau à vapeur. Il semblerait que nos gouvernants actuels aient décidé de pousser le vice un cran plus loin : non contents de considérer une révolution technologique comme une ineptie, ils décident, malgré tout, de perdre leur temps avec, et, jour après jour, année après année, de faire peser sur ce marché naissant toujours plus d’obligations réglementaires.
Alors, quelle nouvelle réglementation peut-on bien annoncer aujourd’hui ? Il s’agirait d’être innovant au moins sur ce point-là, afin de respecter les us ! Il faut dire que nous avons déjà été précurseurs en la matière : en 2014, déjà, nous taxions les bitcoins avant même d’avoir défini ce qu’ils étaient. Impossible n’est pas français, disait le même Napoléon.
Cette fois-ci, il s’agira, d’ici 6 mois, d’obliger les plateformes françaises permettant l'échange de cryptomonnaies à demander à leurs clients, en plus de leur carte d'identité, une deuxième preuve d'identité : un virement SEPA. Le tout pour n'importe quelle opération à partir d'un euro.
Et tenez-vous bien, il est déjà prévu pour le gouvernement d’aller se plaindre plus tard qu’il est injuste de subir une réglementation plus lourde que les autres. “Le message sera ensuite porté à l’échelle européenne pour obtenir une harmonisation entre les pays”, nous explique-t-il en effet. Un accord à 27 étant si simple à obtenir, personne ne semble envisager le scénario dans lequel on refusera de nous suivre.
Depuis la pandémie de Covid, ce dernier nous a habitués aux stratégies en triptyque. En voilà donc un nouveau : craindre, contraindre, se plaindre.
Craindre l’innovation et la refuser. Contraindre pour empêcher son développement. Se plaindre auprès de nos voisins parce que l’industrie se développe chez eux, et qu’ils exercent sur nous une influence croissante. Une stratégie bien ancrée depuis des décennies.
Les réseaux sociaux ? Craindre, contraindre, se plaindre. Le téléchargement en ligne et le streaming ? Craindre, contraindre, se plaindre. Les FinTechs ? Craindre, contraindre, se plaindre. Après tout, nous sommes la nation du Minitel ! Alors perpétuons la tradition ! Il ne s’agirait tout de même pas de retrouver un peu de souveraineté en disposant d’une industrie forte dans un secteur prometteur, à l’heure où l’on nous parle de relocalisation, décentralisation et monde d’après !
Prenons cependant quelques minutes supplémentaires pour décortiquer l'ineptie qui se déroule sous nos yeux ébahis.
Premièrement, ces nouvelles mesures ne rempliront même pas la mission qu’elles se sont fixées : combattre le terrorisme. Cela pour deux raisons principales.
D’abord, le cadre antérieur permettait déjà de lutter efficacement contre le financement du terrorisme. En effet, les PSAN (Prestataires de Services sur Actifs Numériques) doivent déjà faire valider leurs dispositifs complets par le régulateur bancaire, qu’on ne peut soupçonner d’angélisme, en particulier en ce qui concerne l’identification des clients.
Ensuite,dans l’univers des cryptomonnaies, le financement du terrorisme et des activités illicites représente une part minuscule d’un marché déjà lui-même petit. La capitalisation totale de Bitcoin par exemple n’a jamais dépassé les 400 milliards de dollars. C’est 3 fois moins que l’argent blanchi par la seule Deutsche Bank selon les récents FinCen Files.
Une fois les ordres de grandeur en tête, attelons-nous à la proportion de transactions illicites dans les transactions en cryptomonnaies : 1% selon Chainalysis et Elliptics, deux firmes de référence dans l’analyse de données relatives à Bitcoin. C’est 3 à 5 fois moins que pour le dollar, à titre d’exemple.
Nous avons donc ici un actif qui, dans un marché largement marginal, est déjà beaucoup plus performant que les monnaies traditionnelles pour empêcher “by design” le financement d’activités illicites. Pour une raison simple : les transactions sur Bitcoin sont traçables, à l’inverse de celles du monde bancaire traditionnel.
Récemment, l’affaire autour des tickets cryptos achetés dans les bureaux de tabac avait fait sensation. Une occasion en or, en effet, pour les détracteurs de Bitcoin, de revenir sur le devant de la scène et de marteler son usage supposé massif par les malfaiteurs. Il n’en est rien. Ce qu’a prouvé cette affaire, c’est que même sur de faibles volumes (on parle d’environ 100k€), on arrivait à remonter une filière terroriste et à stopper le flux en à peine un an. Dans le cadre actuel (PSAN), cette opération de financement du terrorisme est d’ailleurs impossible, et ce sans avoir besoin de la nouvelle ordonnance dont il est aujourd’hui question.
Ironie de l’histoire, la plupart des “escroqueries aux cryptomonnaies”, sur lesquelles le journal Le Monde titrait il y a quelques jours, n’ont de cryptomonnaie que le nom, et font passer leurs flux financiers par les réseaux bancaires tout à fait classiques.
La raison commanderait donc, si l’on souhaitait réellement lutter contre le terrorisme, de laisser les plateformes sérieuses opérer en collaboration avec les autorités, comme elles le font déjà, et de développer même l’usage des cryptomonnaies. Il semble qu’il soit cependant plus facile et plus pratique de s’acheter une bonne conscience en même temps qu’une bonne communication en tapant sur les cryptomonnaies plutôt qu’en sévissant là où les gros flux ont lieu.
Deuxièmement, ces obligations heurteront de façon majeure le secteur en France. Un comble quand on se prétend crypto-nation.
En effet, ces contraintes constitueront des obligations supplémentaires par rapport à nos voisins et autres pays. Ces obligations ne s’appliqueront que pour les plateformes françaises, puisqu’il suffira aux plateformes étrangères de ne pas faire de publicité ciblée en France pour ne pas être concernées par les règles. Les plateformes françaises devront donc faire avec des exigences renforcées, donc des coûts supplémentaires, le tout sans possibilité d’accéder au marché mondial, puisqu’il est impossible pour les non-européens d’effectuer des virements SEPA. Rassurez-vous, une solution alternative existe : une solution d’identification de la Poste, disponible uniquement pour les citoyens français ! Face à l'impossibilité pour les acteurs crypto français d'être en règle avec ce nouveau texte sans s’isoler du marché mondial, le gouvernement promet qu'il leur fournira d’ici six mois un moyen de respecter ces ordonnances. On peine à croire à cette situation cocasse…
Il va de soi que les plateformes crypto-crypto, qui ne gèrent donc pas de fiat, se retrouvent également de facto dans l’incapacité d’opérer depuis la France. Impossible, donc, d’attirer en France des acteurs à fort potentiel opérant sur ces nouveaux actifs numériques (rappelons que Binance, l’une des principales plateformes aujourd’hui, s’est construite sur un modèle crypto-crypto).
Au moins, en 2018, lorsque je participais à l’élaboration et à la réflexion autour des mesures fiscales et de la loi PACTE, l’illusion de démocratie était présente. L’assemblée nationale se réunissait pour voter des amendements, refusés un à un par M. Le Maire et le rapporteur au doux son de “Je ne suis pas spécialiste mais… avis défavorable !”. Cette fois-ci, point d’illusion. Les temps ont changé. On gouverne par ordonnance, seul, au mépris de la représentation nationale. Et ce malgré des députés compétents, comme Laure de la Raudière, Eric Bothorel ou encore Pierre Person, qui, bien que siégeant à LREM, ne pouvait s’empêcher de constater sur twitter le goût du gouvernement pour la contrainte.
Une crypto-nation sans crypto, et sans la Nation.
La France fait donc cavalier seul, contre l’innovation, et se ridiculise. Une communication désastreuse alors qu’une nouvelle vague de projets émerge avec la Finance Décentralisée - elle-même non concernée par ces contraintes - et que nous aurions des arguments à mettre en avant. Au lieu de cela, nous avons choisi de saborder un navire qui coulait déjà. La presse étrangère se régale : “France is set to bring new, stringent measures for the crypto sector”. “France declares war on crypto anonymity"... L’analyste Ben Evans s’amusait récemment sur Twitter : “C’est hilarant de regarder la France découvrir Internet. Cela me rappelle la blague qui dit que quand l’apocalypse arrivera, il faudra être en France, parce que tout y arrive 5 ans plus tard”. Il ne nous reste qu’à suggérer au gouvernement l’interdiction de la vente de couteaux après les attentats récents, afin de rester à la “pointe” de la lutte.
Researcher & Entrepreneur, PhD
4 ansTrès bel article. Que de signaux contradictoires !?! D'un côté la loi PACTE avec le Visa AMF pour les ICOs et l'autre côté, cette ordonnance crypto a laquelle on ne peut rien trouver de positif. Dommage.
Fullstack Blockchain Dev @Chromia | CTO @Noobizes.com | Degen @AltierCapital | Fullstack @FantasyTop
4 ansUne balle dans le pieds la France toujours en retard l'exemple le plus parlant c'est Netflix aux USA vs Hadopi en France ... Toujours pénalisé plutôt que d'encadrer ça devrait être notre devise à force
Président Directeur Général HAGENDORF PARIS, Ambassador AUTHENTIQUES PARIS
4 ansMerci Alexandre pour cette bonne analyse criante de vérité.
Director - Security Solutions Architect - INTP-A
4 anscrypto nation à confirmation sepa. meme nos jeunes dirigeants sont vieux...
Research in Blockchain, Impact-Incentive, Governance, Tokenomics | Co-founder SmartChain & Keenest & Erable (& Wedogood) & Lyzi | Investor & Boards member
4 ansTu as tout dis Alexandre ..