Être une femme à la caméra
Aujourd'hui, je ne repartagerai pas un article, une photo, un film. Aujourd'hui, je ne vous parlerai pas de l'univers d'un réal, de la nouvelle Alexa 35 chez Arri. Aujourd'hui, j'ai décidé de vous partager mon vécu de femme à travers mon métier, celui de cheffe-opératrice en cinéma.
Pour le grand public, on fait partie des invisibles. Ces techniciens qu'on ne voit pas dans la longue liste qui défile à la fin des films. Et bien parmi eux, il y a elles. Les "petites mains" qui sont encore moins visibles que les invisibles. Et si on prenait la parole, nous, techniciennes de l'image ?
Le cinéma, depuis ses débuts, a évolué sur les rapports femmes-hommes. Après #meetoo, il y a eu le Collectif 50/50 et Femmes à la caméra. Puis une sensibilisation au harcèlement sur les tournages, des politiques de mixité... Et pourtant, on a à peine fait le dixième du chemin. Parce que derrière tout ça, il y a ce qu'on ne dit pas, ou qu'on ne partage qu'entre nous. Il y a notre vécu de techniciennes qu'on essaie de dissimuler de la lumière et du regard. Ironique pour des femmes de l'image ?
Il y a des choses qu'on ne veut pas dire, parce qu'on a peur du jugement, du regard des autres. On a peur de trop en vouloir. On a peur d'être trop engagée. On a peur de parler vraiment de notre vécu. On a peur de se sentir légitime.
Légitime. Ce mot ressort tout le temps depuis que j'ai commencé à travailler à l'image.
Légitimité d'être à ce poste.
Légitimité de progresser professionnellement sans avoir fait d'études en cinéma (mais un parcours "atypique" et autodidacte après Sciences Po et la Sorbonne).
Légitimité d'être cheffe de département.
Légitimité d'être responsable de l'image d'un film.
Légitimité d'être là.
Et tout ça pourquoi ? Parce que je suis une femme. Parce qu'on m'apprend depuis que je suis petite que ce sont les hommes les meilleurs. Que c'est eux qui réussissent. Que moi, je vais devoir faire mille fois plus pour y arriver qu'un homme à poste égal. Que c'est normal d'être moins bien payée, parce que je peux tomber enceinte, parce que je peux avoir mes règles, parce que je suis paraît-il moins intelligente, parce que tout simplement je suis une femme.
Les festivals mettent de plus en plus en avant les réalisatrices. Et il était temps, en 2022. Mais nous, les petites mains qui sont derrière, qu'on soit à l'image, au son, à la déco, à la régie, à la mise en scène ou tous les autres départements, on reste invisible ?
On le vit toutes au quotidien ce manque de légitimité. Qu'il vienne de nous-même et de notre éducation ou des autres. Mais on en parle pas. Dans tous les métiers, tous les secteurs, dès qu'on nous donne la possibilité d'avoir plus de responsabilités, de progresser hiérarchiquement, ou qu'une entreprise s'intéresse à nous, on se dit : « mais pourquoi moi ? Il y aura forcément quelqu'un de plus compétent que moi, mon profil ne va pas les intéresser, je ne vais pas être à la hauteur... »
Voilà la charge mentale qu'on porte tous les jours.
En faire plus.
Montrer qu'on peut nous faire confiance.
Penser à ce que les autres oublieront ou ne feront qu'à moitié, sans rien dire.
Être tout le temps sur le qui-vive,professionnellement ou humainement.
Faire attention aux liens qu'on noue avec nos collègues.
Bien présenter, mais ne pas aguicher.
S'habiller différemment si on est cheffe ou assistante au milieu de mecs.
Faire attention aux regards.
Avoir la bonne distance.
Être la "maman" d'un tournage, parce que bon, les femmes aiment bien jouer à la maman quand il s'agit de travail et de gestion d'équipes !
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Mais c'est aussi...
Ne pas être appelée pour des films d'action parce que c'est bien connu que ça n'intéresse que les mecs vu que nous on adore filmer les enfants.
Ne pas croire en soi quand on complimente notre travail.
Ne pas être trop sensible.
Ne rien dire quand on est moins payée qu'un collègue, parce qu'on nous donne « la chance » d'avoir ce poste, de travailler.
Ne pas avoir de vie de famille parce que sinon les heures supp c'est compliqué.
Ne pas tomber enceinte, parce que sinon c'est des projets en moins.
Ne pas être trop féminine, parce que sinon ça attire les regards, les remarques, et les mains aux fesses.
Ne pas être trop masculine parce que ça fait trop gouine.
Ne pas assumer son homosexualité en tournage parce que ça peut être compliqué professionnellement de s'afficher avec une autre femme.
Ne pas parler de tout ça, parce que sinon ça risque d'être plus compliqué de trouver du travail.
Voilà pourquoi on reste dans l'ombre. Derrière la caméra. On ne dit rien. On parle entre nous, parfois, en mots glissés, en off. Mais devant, non. Alors voilà, moi je suis une jeune technicienne, je n'ai pas de réseau à perdre, j'en cherche du travail et des tournages, mais j'en ai marre qu'on vive avec cette charge mentale permanente. J'ai envie qu'on en parle. Qu'on la partage. Qu'on la communique. Qu'on la dise.
Légitimité.
Confiance en soi.
Sensibilité.
Distance.
Famille.
Sexualité.
Engagement.
Féminisme.
Il est temps de dire. Communiquer. Partager. Parler. Pas juste entre nous. Il est temps que ce ne soit plus un tabou. Il est temps qu'on se sente légitime.
Lou Camille
Cheffe-opératrice
Mettre en lumière votre regard et votre activité - CEO Sisteria Films - Aiacciu Corsica - Productrice et directrice de la photographie
2 ansIsabelle Rome Ministère délégué chargé de l’Égalité femmes/hommes, de la Diversité et de l'Égalité des chances Rima ABDUL MALAK Ministère de la Culture
Mettre en lumière votre regard et votre activité - CEO Sisteria Films - Aiacciu Corsica - Productrice et directrice de la photographie
2 ansEcole nationale supérieure Louis Lumière Sciences Po Université Paris-Sorbonne