7 clés pour comprendre le festival d’Avignon
Entre intermittents pas contents, public exigeant et évolution technologique, le festival septuagénaire sait se renouveler sans sombrer dans la facilité.Les Damnés dans la Cour d’honneur et Prométhée Enchaîné dans le In. Stefan Zweig, Proudhon et Courbet, Madame Bovary et du frou-frou en station thermales dans le off : la grande orgie théâtrale de juillet vient de (re)commencer à Avignon.
Aux commandes d’un festival qui compte parmi les plus légendaires au monde, Olivier Py et Paul Rondin – respectivement directeur et directeur délégué du festival- travaillent les fondamentaux d’une manifestation qui fonctionne aussi comme une (petite et moyenne) entreprise.
1- Tenir son rang pour rester dans la cour des grands
« Le » festival et non pas « un » festival. A Avignon, pas question de se contenter d’être encore et toujours la plus grande scène nationale. Il faut marquer les esprits et travailler au scalpel là où ça fait mal … Certes, il faut rassembler et chercher quelques plus petits dénominateurs communs. Mais gare aux programmes trop sages qui pourraient être moqués bruyamment dans la Cour d’Honneur. Si Olivier Py a fait revenir la comédie française au festival, Béjart a –lui- introduit la danse en 1968 et le scandale qui rapporte (de la notoriété).L’ADN du festival est dopé aux spectacles radicaux, tels Angelica Liddell, ou Lisbeth Gruwez (voir la vidéo) ; l’équipe dirigeante ne veut pas laisser croire qu’elle se replie dans le consensus. Le festival se doit de rester dans le coup, en instillant par exemple un peu de musique « jeune » dans la programmation (l’electro de Superpose l’an dernier, la soul tech de General Electrik cette année) et VIPisant ses représentants, encore peu connus de la Citée des Papes (« Connaissez-vous Pedro Winter, le patron d’Ed Bang records ? demandait Paul Rondin, le directeur délégué en réunion d’équipes ? Silence dans la salle). Tenir son rang donc et rester dans l’air du temps.
Faut-il le préciser ? Le festival est le théâtre de très meurtrières opérations. Pour un détail, un parti pris, on y est assassiné ou encensé ; enterré vivant ou porté aux nues… Toute la puissance d’Avignon c’est de faire et défaire les carrières et c’est bien la direction qui –in fine- en signe la scène finale. En cela, ce monde de la culture est cousine du personnel politique dont les décisions justement peuvent impacter très directement son mode de fonctionnement. Du coup, le directeur est tel un empereur romain qui sait bien que si « un mort est un drame, 100 morts c’est une statistique » C’est un combattant, un militant de gauche évidemment qui pense sincèrement que le système de l’intermittence est le véritable modèle de toute la protection sociale dans un monde où il y a surtout des chômeurs et des auto-entrepreneurs. In fine, il est sans doute plus radical avec son camp – un François Hollande qui fait le déplacement - qu’avec ses adversaires : un Nicolas Sarkozy qui clairement n’y a pas sa place (remenber La Princesse de Clèves ).
3- Danser avec le psychodrame
Personne ne va lancer un Brexit en se disant que c’est juste pour rire. Parce qu’à Avignon, le drame est juste à l’angle de la scène. En 2003, l’accord signé par les partenaires sociaux a profondément changé les règles de calcul des allocations de « non-emploi » et provoque un chaos qui mène à l’annulation pure et simple du festival. En 2014, le scénario est en passe de se répéter et la direction est confrontée à l’ultime épreuve : concilier l’inconciliable, décider de jouer tout laissant se jouer la parole de la contestation. Tandis que l’équipe navigue en pleine tempête, la direction entame le marathon de la circonvolution. En direct live, une comédienne détourne le texte de Thomas Ostermeier de« Die Ehe der Maria Braun » pour se lancer dans une diatribe anti-intermittents… qui reçoit les applaudissements du public. A l’Hôtel de la Monnaie, dans le spectacle déambulatoire dénommé Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues que l’on ne parle pas, une prise d’otages « jouée » devient une prise d’otage du spectacle par des intermittents qui provoquent la colère de certains spectateurs qui arrachent ostensiblement le petit carré rouge qu’il porte en signe de soutien de leur mouvement. Au cas où l'on ne l'aurait pas compris, l’art, c’est vraiment la vie et le théâtre c’est n’est pas du cinéma
Parce que la moitié du budget est issue des recettes, l’équipe se concentre sur le mécénat de proximité qui se révèle particulièrement engagé, sans doute parce que la formule « terroir-territoire » se révèle à forte valeurs ajoutée identitaire, surtout lorsqu’un enfant du pays tels que Paul Hermelin, l’actuel directeur de Capgemini s’engage personnellement.Parce que oui, la culture, c’est mortel. Paul Rondin n’hésite pas à affirmer qu’ "une nouvelle annulation mènerait purement et simplement à la disparition du festival" qui est aussi l’un des poumons de l’économie locale. Et puisque gouverner, c’est prévoir, garder le pouvoir c’est sans doute garder le contrôle de la peur dans une subtile alchimie syndicalo-gouvernementale. Un rôle de rempart ultime qui fait le cuir de l’équipe de direction et de sa tenue de route dans la course aux obstacles avec ses « clients » : ces élus qui vous demandent de programmer Mireille Mathieu dans la Cour d’Honneur (non mais allo quoi) et ces entreprises « monde » qui désertent la culture parce que le théâtre tout le monde s’en fout non, à part vous ? (à cela, il faut répondre en citant Louis Jouvet : "Mais le cinéma, c’est du théâtre en conserve").
5- Tenir la boutique
Résilience et intelligence collective, c’est le minimum pour passer en quelques semaines, entre mai et début juillet, de 30 à 1600 collaborateurs et faire tourner la boutique. Les directeurs évidemment ont quelques heures de vol derrière eux, à l’Odéon notamment où le duo Py-Rondin a longtemps officié. Pas besoin de trop parler pour se comprendre, on gère une équipe de pros et de techniciens aguerris (l’actuel directeur technique travaille sur le Festival depuis une trentaine d’années). Pas question de se laisser embrouiller sur des questions logistiques, les boss passent sans problème du protocole VIP aux questions de billetterie (informatique, jauge) et de régie technique (décor, transport).C’est tout l’artisanat d'un festival où "dire c'est (savoir) faire" : un vraipetit traité du zen et de l’entretien des motocyclettes , le best-seller américain de Robert Pirsig qui a réconcilié l’art et la technique. On bosse donc joliment et on ne bosse pas pour rien. Ici, tout le monde est payé (même peu) en salaire ou en spectacle, et peut accéder au bar du festival, après accord du régisseur. Dans ce bar dit « du In » (même si pour les directeurs, le « in » n’existe pas : « il n’y a pas le Festival et du « off » autour) se mêlent les VIP, les super stars et les obscurs et sans-grades... Le rêve de l'Avignon démocratique se réalise tous les soirs.
6- Cultiver le texte des origines
L’histoire du Festival c’est aussi l’histoire d’un théâtre populaire, l’utopie de faire sens pour le peuple et, pour suivre Jean Vilar d’ouvrir le théâtre à tous les habitants. On sait ce qu’il en est en réalité : une belle machine à cash pour le commerce local, une migration saisonnière de professions intellectuelles venues des villes. Le public est dans 70% des cas, titulaire d’un bac + 3 (16% sont issus des professions artistiques). En 2014, suite aux menaces d’annulation, le partenariat avec France Télévisions est passé à la trappe emportant avec lui (et sans doute pour longtemps) une certaine vision progressiste de l'être ensemble et du symbole d'une culture pour tous que l'on partage au même moment. François Mitterrand, sors de cette pièce !« Comment vivre quand les idées n’ont plus de valeur, quand le corps social est écartelé, apeuré, réduit au silence ? Comment vivre une vie digne quand la politique n’est plus que manigances politiciennes ? Quand la révolution est impossible, il reste le théâtre », proclamait Olivier Py lors de la conférence de presse de la 70ème édition du Festival. Il est important d’y croire et de continuer à faire croire qu’un autre monde est encore possible. L’année dernière, le philosophe Alain Badiou est ainsi venu organiser des lectures publiques de La République de Platon où se sont mêlés badauds mécréants et diplômés de grec ancien pendant que les poètes s’installaient dans les arbres. Utopistes debout ! Comme disait le slogan des années … mille neuf cent quatre vingt-dix.
On ne peut pas vivre avec les seuls lecteurs de Télérama et les profs de l’école publique. Le festival est donc parti à la conquête des moins de 30 ans, ceux qui sont sortis des radars des médias traditionnels et qui ne sont pas forcément d’accord pour se concentrer sur un seul écran comme le nécessite une pièce de théâtre. Entre les mondes numérique et digitales, les nouvelles précarités et la jeunesse, il y a une équation qui peut faire « culture de marque » La nouvelle direction a ainsi créé une web TV pour la durée du festival, sur le modèle du Bondy Blog en initiant les jeunes des quartiers à l’exercice de la critique. Elle a également recruté un community manager qui travaillera les réseaux sociaux. Surtout, le Festival est entré dans les petits papiers du Ministère de l’économie pour faire d’Avignon un pôle high-tech de la culture. Il décroche un label « french tech culture » en 2015 lui permettant de soutenir des start-up qui développent des applications dans le domaine. Theatreinparis.com propose ainsi des lunettes de réalité augmentée dans lesquelles le surtitrage du spectacle apparaît dans la langue de son choix. Product Air assure des prises aériennes par des drones qui captent le spectacle de la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Preuve est faite que même en France la culture de la contestation est soluble dans celle de la nouvelle économie. Et si Avignon devenait notre petite Californie ?
Photo d'ouverture : Les Damnés/Christophe Raynaud de Lage