Alix enfin en Helvétie!
C'est un moment émouvant pour les lecteurs suisses d'Alix. Cela faisait belle lurette qu'Astérix avait séjourné dans un coffre de banque et goûté aux plaisirs de la fondue, mais Alix se faisait désirer! Sorti il y a peu, l'album propose une histoire qui semble avoir un grand succès par chez nous au vu de l'indisponibilité de l'ouvrage dans plusieurs librairies lausannoises. C'est tant mieux et cela ne peut que donner envie à tout un lectorat d'en savoir plus sur le héros d'origine gauloise, intime de César.
Le contexte
L'histoire se passe "une douzaine d'années" après la bataille de Bibracte (début de la Guerre des Gaules en 58 av. J-C.), soit autour de 46 avant J.-C., deux ans avant l'assassinat de César. La République romaine est en pleine guerre civile, Pompée a été assassiné en 48 mais ses partisans luttent toujours contre César. Les conquêtes romaines sont menacées par les Parthes en Orient et la poussée continue de tribus germaniques sur le Rhin. Dans Astérix le contexte historique importe assez peu (quoique, et j'avais eu l'occasion de commenter l'album "Le papyrus de César"), dans Alix il est présent à chaque page de ses aventures. Après une très agréable lecture de cet épisode, je propose aux lecteurs qui souhaiteraient approfondir leur connaissance de cette période quelques commentaires et réponses à des interrogations qui peuvent surgir au détour de certaines pages.
La période qui va de la fin de la Guerre des Gaules (52 av. J.-C.) jusqu'à l'avènement d'Auguste (début de l'Empire en 30 av. J.-C.) est assez mal connue en Suisse occidentale (en archéologie cette période s'appelle La Tène D2b...).
Les grandes villes fortifiées qui se sont mises en place entre 100 et 60 av. J.-C ne livrent presque pas d'indices d'occupation et les futures villes romaines (Lousonna, Nyon, Augst) livrent peu de témoignages antérieurs au début de l'Empire. C'est à Avenches que l'archéologie a offert, très récemment, le plus de vestiges de ce moment charnière. Nous ne savons cependant pas grand chose de la génération d'Helvètes qui est revenue occuper le Plateau suisse après la déroute de Bibracte en 58. Il est certain, comme dit dans la BD, que les Helvètes sont soumis aux Romains depuis cette bataille, et leur doivent un tribu et des hommes pour grossir les rangs des auxiliaires de l'armée romaine. Il est très probable aussi qu'ils assurent eux-mêmes les missions de police et de surveillance du territoire, au nom des Romains. Les monnaies sont un excellent indice de cela (pour les plus curieux, le deuxième article). Pour les Helvètes il s'agit donc bien d'une romanisation subie plus que souhaitée, même si, le personnage de Scotio (chef d'Avenches) incarne bien les membres d'une aristocratie proromaine, la seule restante, les anti- ayant été liquidés pendant la Guerre des Gaules (ce qui nourrit la colère de Senaca, fille d'Orgétorix dans la BD). Dans l'ensemble, l'histoire est donc très crédible et au fait des derniers travaux des archéologues et historiens, à quelques détails près.
Villes et forêts
Une première question qui surgit est celle de l'aspect du territoire helvète en 46 av. J.-C. Dans la BD, il est présenté comme très boisé et parsemé de villes fortifiées (oppida) et quelques villages épars. Les personnages ne se déplacent jamais sur des routes mais toujours sur des plaines herbeuses ou en forêt.
Cette vision des terres barbares et hostiles doit être nuancée: le réseau routier sur lequel s'appuieront les routes romaines est déjà en place au Ier siècle av. J.-C. et le paysage certainement plus ouvert, dédié à l'agriculture et à l'élevage.
Quant aux villes, qu'en est-il? Si les Helvètes ont réellement détruit tous leurs villages et leurs oppida en 58, comme le prétend César (information à prendre avec prudence, car, rappelons-le, la migration des Helvètes sert de casus belli au consul pour justifier auprès d'un Sénat romain réticent à de nouvelles guerres de conquête l'absolue nécessité de contenir les Helvètes dans leur territoire pour éviter un appel d'air sur le Plateau suisse, qui attirerait des Germains aux portes de Genève, frontière de la jeune province de Transalpine), ont-ils vraiment reconstruit les fortifications que l'on voit dans Alix (Zurich, Zurzach, etc.)? L'archéologie ne le met pas en évidence, sauf sur les sites de Sermuz (VD) et Windisch (AG) où des remparts postérieurs à la Guerre des Gaules sont attestés, mais dans un contexte militaire qui laisse penser que des troupes - probablement des auxiliaires helvètes - sont stationnées derrière... Certains détails de l’architecture des maisons interrogent aussi: la maison de Scotio à Avenches (pages 18-20 et surtout page 40) ressemble beaucoup à la villa à péristyle de Munatius Plancus à Rome (comparer avec page 5, atrium de la villa). Il est fort peu probable que les maisons d'Avenches soient aussi romanisées en 46 av. J.-C. Des indices allant dans ce sens sont présents sur le forum de Bibracte, capitale des Eduens en Bourgogne, avec sa basilique à portique, mais pas dans l’architecture privée. Il faut attendre encore quelques décennies.
Sanctuaires
La stratégie de César pour permettre à Alix de réussir sa mission (fédérer les tribus helvètes autour de Scotio pour implanter des colonies romaines sur le Plateau) consiste à sceller des alliances grâce à des offrandes d'or et d'argent aux divinités celtiques helvètes. Alix escorte en effet un convoi chargé de richesses provenant de la fortune de Munatius Plancus, ancien lieutenant de César (fortune qui provient ironiquement certainement en grande partie des pillages romains en Gaule... peu probable que les Romains aient jamais restitué quoique ce soit aux Gaulois! on aperçoit même le sommet d'un casque qui ressemble à celui d'Agris page 28). Ces richesses sont consacrées, au gré des pages, dans différents sanctuaires inspirés des reconstitutions de Jean-Claude Golvin pour Gournay-sur-Aronde (une critique de ce modèle ici). De même, Alix croise régulièrement des trophées militaires avec des corps ou des crânes exposés, offerts aux dieux.
La question qui se pose ici, et qui dépasse l'enjeu de véracité de la BD, est de savoir ce qui était encore visible de ces pratiques gauloises en 46 av. J.-C., avérées et bien connues des archéologues, mais pour les années 300 à 100 av. J.-C. (pour les plus aventureux, je recommande le livre Des rites et des Hommes et ce très bon documentaire: Quand les Gaulois perdaient la tête, qui totalise 100 00 vues sur youtube!).
Dans le courant du IIe siècle av. J.-C. les pratiques rituelles gauloises mutent d'offrandes militaires (armes, corps d'ennemis, torques, trompettes, etc.) à des offrandes symboliques (monnaies, jetons, petite parure, etc.).
Au milieu du Ier siècle av. J.-C. il n'y a quasiment plus d'armes dans les sanctuaires, elles ont toutes été enfouies dans des fossés et sont invisibles. Les sanctuaires que visite Alix sont donc plausibles, mais ils sont plus anciens de 100 voire 150 ans! Idem pour le site de La Tène, où a lieu le rituel final, qui est actif vers 200 av. J.-C. puis seulement pour des offrandes de monnaies un siècle plus tard.
Les armes, le carnyx et le costume
Autre question que se pose peut-être le lecteur: les armes des guerriers de la BD sont elles réalistes? La réponse est globalement oui, à quelques détails près (comme les paragnathides - protège joues - des casques qui sont parfois portés sur les oreilles alors qu'ils couvrent en fait le visage), mais elles datent souvent de périodes antérieures à 46 av. J.-C. Parfois très antérieures comme les casques celto-italiques à boutons avec des panaches qui sont plutôt des années 300 avant J.-C. ou les cuirasses en bronze qui datent carrément des années 800 av. J.-C. Il est toutefois plaisant de voir qu'une majorité de guerriers porte la cotte de mailles lorsqu'ils sont protégés, et des casques de type Alésia ou Port, typiques de la fin de l'âge du Fer (pour les courageux, ma thèse sur l'armement gaulois). Les costumes des gaulois ne les font pas passer pour des barbares en peau de bêtes, ce qui est réjouissant, ce sont en revanche les Germains qui sont à moitié nus, mais on comprend bien que cela sert un propos narratif pour bien différencier les groupes en présence. Rappelons toutefois que l'archéologie montre la difficulté qu'il y a à différencier des "Germains" de "Gaulois" dans la zone transrhénane et qu'un Germain comme Arioviste parle Gaulois avec César au début de la Guerre des Gaules. Il ne devait pas y avoir de très grosses différences de costumes entre les Germains et les Gaulois de ces régions. Une dernière remarque sur le magnifique carnyx de la page 35, cette trompette de guerre gauloise. On les voit sur les monnaies de César, mais nous sommes plusieurs à penser qu'elles n'existent déjà plus au Ier siècle av. J.-C. sous cette forme et qu'il s'agit d'un stéréotype très connu à Rome qui permet de symboliser les Gaulois (si la question vous intéresse, voir la fin de cet article).
Les colons, et Nyon alors?
Pour conclure, revenons au contexte initial, celui des années 46 av. J.-C. et de la mission d'Alix: fédérer les tribus helvètes pour installer des colons sur le Plateau suisse. La mise en place de colonies romains a effectivement eu lieu au lendemain de la Guerre des Gaules, comme à Lyon, Nyon ou Augst pour parler des plus proches de nous.
On peut s'étonner de ne pas voir, dans la BD, de colons s'installer à Nyon, qui est la seule colonie césarienne en territoire helvète (Augst est chez les Rauraques), fondée qui plus est entre 50 et 45 av. J.-C.
Augst et Lyon étant fondées après la mort de César par Munatius Plancus dont nous avons parlé plus haut. Mais les nyonnais n'en voudront pas aux auteurs qui nous font passer un bon moment avec Alix et qui, je l'espère, donneront envie à tous les lecteurs d'en savoir plus en allant visiter les musées de Nyon, Lausanne, Vidy, Avenches, Yverdon!
La BD:
L'exposition à Avenches:
Les musées:
Musée cantonal d'archéologie et d'histoire, Lausanne
Visite virtuelle de l'archéologie vaudoise
Musée romain de Lausanne-Vidy (et site)
Enseignant
5 ansMerci pour cette éclairage scientifique qui donne envie d'une lecture plus poussée.
Directeur des Finances et de la Commande Publique
5 ansJe cours chercher ce bouquin
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5 ansDes albums passionnants !