Allemagne… le séisme politique de l’extrême droite
Source : LE MONDE N° 22935 | Publié Vendredi 05 Octobre 2018 à 09h49 ; Mis à jour Vendredi 05 Octobre 2018 à 10h22 ; édité Lundi 8 octobre 2018 pages 14 -15 |
Par Thomas WIEDER,
En cinq ans d’existence, le parti Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne, AfD) a réussi une percée fulgurante. Née du combat contre l’euro, la formation mobilise désormais sur le racisme et la crise des migrants. Elle est entré au Bundestag en Septembre 2017 et menace la majorité absolue de la CSU lors des élections du Dimanche 14 Octobre 2018 en Bavière.
Un soir de septembre en Bavière, à Moosburg-am-Isar, coquette cité de 18 000 habitants à une cinquantaine de kilomètres de Munich. Corsetée dans un Dirndl, la robe traditionnelle bavaroise, Melanie Hilz est un peu seule sous son parasol aux couleurs du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD). Peu de passants viennent lui parler. Beaucoup l’évitent, détournent le regard ou changent de trottoir. Certains sont même agressifs. Comme cet automobiliste qui s’arrête devant elle pour lui lancer : « Espèce de sale nazie ! »
Melanie Hilz ne se laisse pas démonter. Rien ne semble pouvoir altérer le sourire conquérant de cette femme de 32 ans, « mariée, mère de trois enfants et grossiste à temps partiel », comme le précise le tract qui promeut sa candidature aux élections régionales bavaroises du Dimanche 14 Octobre 2018. À ses côtés, un de ses soutiens répond du tac au tac : « Nous sommes habitués à être traités comme des pestiférés. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement, quand la presse et les partis du système nous insultent du matin au soir ? Mais cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la façon dont les gens votent. Or, sur ce point, ce qui s’est passé depuis la création de l’AfD, en 2013, est extraordinaire ! Qui aurait imaginé, à l’époque, que nous serions aujourd’hui le premier parti d’opposition de ce pays ? Voilà pourquoi ceux qui nous méprisent ou nous haïssent ne nous font ni chaud ni froid. Ils verront, encore une fois, le 14 octobre… »
Dimanche 14 Octobre 2018 est la date des élections bavaroises. Il y a longtemps qu’un scrutin régional n’avait suscité tant de fébrilité en Allemagne. Semaine après semaine, la très conservatrice Union chrétienne-sociale (CSU) s’enfonce un peu plus dans les sondages. Avant l’été, elle était encore créditée d’un peu plus de 40 % des voix. Depuis, elle plafonne à 35 %-36 %. Loin, très loin des 47,7 % qu’elle avait obtenus en 2013. Pour la deuxième fois seulement depuis 1962, les conservateurs s’apprêtent à perdre leur majorité absolue en sièges au Maximilianeum, cet imposant palais dont le roi Maximilien II de Bavière entreprit la construction au cœur de Munich en 1857, et qui abrite, depuis 1949, le Parlement régional. Pour la première fois, surtout, l’extrême droite est assurée d’y faire son entrée. À une semaine du scrutin : l’AfD oscille entre 12 % et 14 % des voix. Aux régionales de 2013, le parti, qui n’avait que quelques mois d’existence, n’avait même pas présenté de candidat…
UN LOURD SYMBOLE
L’extrême droite au parlement régional : en Bavière, plus qu’ailleurs, le symbole est lourd. Ici, tout le monde garde en mémoire la fameuse phrase de Franz-Josef Strauss (1915-1988), alors ministre-président de Bavière, qui, au milieu des années 1980, avait affirmé : « Il n’y a pas de place pour un parti démocratique à la droite de la CSU. » La phrase était alors dirigée contre les Republikaner, une petite formation qui tentait de tailler des croupières à la CSU sur sa droite et à qui il ne manqua que 0,1 point, en 1986, pour franchir le seuil des 5 % nécessaires à l’entrée du Parlement régional. Depuis, l’extrême droite n’y a jamais compté le moindre élu. Avec l’entrée prochaine de l’AfD au Maximilianeum, toute cette stratégie d’endiguement définie par Franz-Josef Strauss s’apprête à voler en éclats. De ce point de vue, l’émergence de l’AfD est d’abord la conséquence de l’échec des conservateurs qui ont laissé à leur droite un espace politique vacant, que ce jeune parti est parvenu à combler avec des scores qu’aucune formation comparable n’avait réussi à recueillir en Allemagne, depuis la fin de la Seconde-Guerre mondiale.
Cette percée est surtout un véritable séisme, tant l’AfD est parvenu — et c’est sans doute sa principale réussite, au-delà de ses scores électoraux — à polariser le débat politique national, comme l’avait d’ailleurs prophétisé Bernd Baumann, premier député du parti d’extrême droite à monter à la tribune, le 24 Octobre 2017, jour de la séance inaugurale du nouveau Bundestag, élu un mois plus tôt : « Le peuple a décidé, et une nouvelle ère commence. À partir de maintenant, on va parler ici différemment de certains thèmes, comme l’euro, l’immigration galopante, l’ouverture des frontières et la criminalité de plus en plus violente dans nos rues. »
L’histoire de l’AfD n’est pas seulement celle d’une fulgurante ascension. C’est aussi celle d’une profonde mutation. Fondé le 6 Février 2013 par une vingtaine d’économistes et d’essayistes, passés pour beaucoup par l’Union chrétienne-démocrate (CDU) ou le Parti libéral-démocrate (FDP), le parti a, au départ, un objectif unique : la sortie de l’Allemagne de la zone euro et le retour au deutschemark à l’horizon 2020. Son nom se veut d’ailleurs une réponse directe à Angela Merkel qui, le 5 Mai 2010, avait déclaré au Bundestag qu’il n’y avait « pas d’alternative au plan d’aide à la Grèce pour préserver la stabilité de la zone euro ». L’homme fort de l’AfD s’appelle alors Bernd Lucke, professeur de macroéconomie à l’université de Hambourg, ancien de la CDU. En Septembre 2013, c’est lui qui conduit la première campagne du nouveau parti aux élections législatives. Avec 4,7 % des voix, il rate de peu son entrée au Bundestag.
De ce « parti des professeurs », comme la presse l’a surnommé à l’époque, il ne reste pas grand-chose aujourd’hui. La première rupture a lieu en Juillet 2015, au Congrès d’Essen (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), avec la mise en minorité de Bernd Lucke — il quittera le parti quelques semaines plus tard — et la prise de pouvoir de Frauke Petry. Avec cette chimiste née en Saxe en 1975, quand cette région se trouvait encore en République démocratique allemande (RDA), l’AfD change de centre de gravité idéologique.
Femme de pasteur et mère de trois enfants, Frauke Petry ne place plus la sortie de l’euro au premier plan de ses revendications. Désormais, l’accent porte sur la dénonciation du « folklore de l’intégration » et sur le combat contre l’islam, « une religion qui nous est étrangère et qui est contraire à notre foi fondamentale », selon l’expression de Frauke Petry, qui place au cœur de son programme l’organisation de « référendums sur la construction de mosquées ». En cette année 2015, marquée par l’entrée d’un million de demandeurs d’asile en Allemagne, la priorité du parti devient la lutte contre « l’immigration de masse », le « chaos de l’asile » … La violence des attaques contre la politique d’accueil de la chancelière, symbolisée par la formule « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons ») prononcée la première fois le 31 Août 2015, bouscule un premier tabou dans une culture politique du compromis permanent.
Une deuxième rupture se produit en Avril 2017, lors d’un nouveau congrès organisé à Cologne (Rhénanie-du-Nord – Westphalie). Cette fois, c’est Frauke Petry qui va être mise sur la touche. À cinq mois des élections législatives, la présidente de l’AfD s’inquiète de l’image de son parti, qui accuse un trou d’air dans les sondages, tandis que des responsables aux opinions très radicales y prennent une place grandissante. C’est le cas de Björn Höcke, le patron de la fédération AfD de Thuringe, l’un des Länder de l’ex-RDA où le parti est le mieux implanté. Deux ans plus tôt, cet ancien professeur d’histoire et d’éducation physique passé par l’organisation de jeunesse de la CDU, la Junge Union, était l’un de ses principaux alliés pour renverser Bernd Lucke et lui permettre de s’imposer à la tête du parti.
LE TABOU DE L’APRÈS-GUERRE
Le personnage, lié au Mouvement identitaire autrichien et à l’éditeur d’extrême droite Götz Kubitschek, est devenu encombrant. En Janvier 2017, à Dresde en Saxe, il a prononcé un discours retentissant. « Jusqu’à ce jour, notre état d’esprit est celui d’un peuple vaincu, a-t-il déclaré. Nous, Allemands, sommes le seul peuple au monde à avoir planté au cœur de sa capitale un monument de la honte » — référence au Mémorial aux victimes de la Shoah, inauguré en 2005 à Berlin. « Il ne nous faut rien de moins qu’un virage à 180 degrés de notre politique de mémoire », ajoute Björn Höcke, avant de réclamer « une vision positive de notre histoire », afin que le peuple allemand échappe à l’« autodissolution » et puisse pleurer « ses victimes » de la Seconde Guerre mondiale.
La tabou majeur de l’après-guerre vient de tomber. Ce discours provoque une réelle indignation. « L’AfD montre avec ces mots des plus antisémites et inhumains son vrai visage (…) Je n’aurais jamais cru possibles de telles déclarations de la part d’un politique allemand, soixante-dix ans après l’Holocauste », dénonce ainsi le président du Conseil central des juifs d’Allemagne, Josef Schuster. Le SPD évoque un « langage digne du NSDAP », le parti national-socialiste des travailleurs allemands d’Adolphe Hitler.
Pour la présidente de l’AfD Frauke Petry, c’en est trop. Convaincue que la baisse enregistrée par son parti est la conséquence de ces déclarations provocatrices, elle lance une procédure d’exclusion contre son ancien allié et propose de réfléchir à une « option réaliste » pour accéder au pouvoir en 2021. Elle échoue sur les deux tableaux. Humiliée, la présidente de l’AfD quitte le congrès de Cologne avant la fin. Absente pendant quasiment toute la campagne — durant laquelle elle donne naissance à son quatrième enfant —, elle claquera la porte du parti au lendemain de son élection au Bundestag.
Avec la fin de l’ère Petry, l’AfD entre dans une troisième phase de sa jeune histoire. Fort de ses 92 députés au Bundestag, le parti est devenu la première force d’opposition du pays, puisque les deux premiers partis (CDU et SPD) se sont résignés à former une grande coalition. Avant le scrutin, certains observateurs avaient imaginé que l’AfD, en faisant son entrée dans l’arène parlementaire, se normaliserait, voire s’assagirait. Dès le soir des élections, ils comprennent qu’il n’en sera rien. En ce Dimanche 24 Septembre 2017, dans une boîte de nuit d’Alexanderplatz, dans l’ex-Berlin-Est, l’AfD fête sa victoire : 12,6 % des voix, plus que ne l’avaient prédit les sondages. « Nous allons changer ce pays, faire la chasse à Madame Merkel, et récupérer notre pays », promet ce soir-là Alexander Gauland, l’une des deux têtes de liste de l’AfD, aux côtés de l’état-major du parti et face à quelques dizaines de militants venus célébrer l’événement.
Né en 1941 à Chemnitz en saxe, Alexander Gauland est un avocat à la retraite. Visage imperturbable et éternel veste en tweed vert sombre, il est le seul des dirigeants fondateurs de 2013 à être encore présent. Allié de Frauke Petry au moment de pousser Bernd Lucke vers la sortie en 2015, il fut le principal artisan de la chute de celle-ci deux ans plus tard, n’hésitant pas à sceller un pacte avec les amis de Björn Höcke et les fédérations de l’ex-RDA aux positions plus radicales que celles de l’Ouest, pour s’emparer du pouvoir. Depuis, cet ancien militant de la CDU, dont il fut membre pendant près de trente ans, est devenu l’homme fort d’Alternative für Deutschland, cumulant les fonctions stratégiques de coprésident du groupe parlementaire et de coprésident du parti.
STRATÉGIE DE PROVOCATION PERMANENTE
Des 92 députés de l’AfD, Alexander Gauland est incontestablement le plus capé. Ancien chef de cabinet à la mairie de Frankfurt dans les années 1970, secrétaire d’État dans le gouvernement régional de la Hesse au milieu des années 1980, cet homme cultivé, auteur de plusieurs essais sur la pensée conservatrice, passionné par l’Allemagne impériale du 19ème siècle, s’est rendu incontournable. Il donne un nombre incalculable d’interviews dans les journaux et à la télévision au point de s’imposer, à partir de 2017, comme la voix principale de l’AfD.
Dans ce rôle, Alexander Gauland a choisi son registre, celui de la provocation permanente. Un mois avant les élections de 2017, il s’en prend à Aydan Özoguz, la secrétaire d’État, issue du SPD, à l’intégration, estimant qu’il faut la « jeter » en Anatolie, utilisant le verbe entsorgen, employé d’habitude pour parler des ordures… Huit jours avant le scrutin, invité par la fédération de Thuringe, il récidive, expliquant que, « si les Français ont le droit d’être fiers de Napoléon et les Anglais de Churchill, il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas être fiers des performances des soldats allemands durant la Seconde Guerre mondiale ».
Depuis son élection à la coprésidence de l’AfD en Décembre 2017, au congrès de Hanovre en Basse-Saxe, Alexander Gauland n’a pas tempéré son discours. En Juin, encore en Thuringe, mais cette fois devant la Junge Alternative, l’organisation de jeunesse de l’AfD, il précise sa vision de l’histoire, affirmant que « Hitler et les nazis ne sont qu’une fiente d’oiseau à l’échelle de plus de mille ans d’histoire glorieuse ». Plus encore que ses précédentes déclarations, celle-ci suscite un émoi considérable. Plusieurs associations portent plainte contre lui pour « appel à la haine ».
Au sein même de l’AfD, certains — en particulier des élus des Länder de l’Ouest — se montrent agacés, redoutant que les propos de leur président nuisent à l’image du parti. Quelques jours plus tard, dans un meeting organisé à Nuremberg par la fédération AfD de Bavière, un Land où le parti mise sur une rhétorique plus lisse dans l’espoir de séduire les électeurs conservateurs déçus parla CSU, Alexander Gauland « regrette » mollement ses propos, sans les remettre en question sur le fond, concédant qu’ils n’étaient « politiquement pas très malins » …
En cinq ans, la mue de l’AfD a été spectaculaire. « Aujourd’hui, l’AfD n’est plus le parti libéral qu’il était au moment de sa fondation en 2013, ni même un parti conservateur. C’est un parti réactionnaire, dont une part non négligeable des membres est farouchement nationaliste. C’est le parti de la xénophobie assumée, rejetant le "système". Ses principaux dirigeant encouragent la subversion », résume Franziska Schreiber, ancienne responsable de la Junge Alternative et auteur d’un récent témoignage (Inside AfD, Europa Verlag, 2018, non traduit) sur ses années de militantisme à l’AfD, qu’elle a quitté avant les élections législatives de 2017, en désaccord avec la ligne de plus en plus extrême de sa direction.
Comparé aux autres formations politiques allemandes, l’AfD demeure un parti de taille modeste, aux effectifs limités : à peine 30 000 adhérents revendiqués, quand la CDU ou le SPD en affichent respectivement 425 000 et 450 000 ; 157 députés régionaux sur 1 821 ; 92 députés au Bundestag sur un total de 730. Son influence, toutefois, s’étend bien au-delà de ses maigres cohortes. À Deggendorf, par exemple, petite ville des bords du Danube, dans l’Est de la Bavière, le parti a fait l’un de ses meilleurs scores de toute l’ex-Allemagne de l’Ouest aux législatives de 2017 (19,2 %), alors qu’il n’y comptait qu’une petite cinquantaine d’adhérents, soit onze fois moins que la CSU, qui a recueilli, elle, 40,6 % des voix.
« Notre capacité de mobilisation est considérable si on la rapporte à la réalité de nos forces militantes, explique Katrin Ebner-Steiner, candidate locale et figure montante de l’AfD dans la région. Cela est notamment dû à notre très forte présence sur les réseaux sociaux. Notre impact est en surmultiplié », explique cette experte-comptable de 40 ans qui, comme la plupart des responsables du parti, veille scrupuleusement à alimenter sa page Facebook.
Le contraste avec les autres partis allemands est, de ce point de vue, saisissant. Cette stratégie de communication s’apparente à celle de l’« alt-right » aux États-Unis et aux méthodes de l’ancien conseiller stratégique de Donald Trump, Steve Bannon, que les dirigeant de l’AfD ont d’ailleurs consulté au printemps 2018. Au Bundestag, une équipe d’une quinzaine de collaborateurs est chargée d’alimenter en permanence les réseaux sociaux en vidéos montrant des extraits d’interventions de députés du parti dans l’hémicycle, mais aussi de repérer les faits divers susceptibles de conforter le discours de l’AfD. Dernier exemple en date : un clip d’une quarantaine de secondes, montrant trois hommes en sang sur un trottoir de Ravensburg dans le Bade-Wurtemberg, entourés de passants apeurés, avec ce commentaire : « À Ravensburg, un prétendu réfugié a blessé avec un couteau trois personnes, dont l’une grièvement. L’homme a pu être interpellé. L’insécurité en Allemagne est de plus en plus inquiétante. » trois jours après avoir été postée sur la page Facebook d’Alice Weidel, la coprésidente du groupe AfD du Bundestag, la vidéo avait déjà été visionnée plus de 230 000 fois…
« MERKEL DOIT DÉGAGER »
Les exemples de ce type sont légion, presque quotidiens. C’est là, sans doute, l’une des réussites les plus notables de l’AfD en ces douze derniers mois : avoir perfectionné son efficacité en tant que « mouvement » établi au cœur des institutions, tout en réussissant à mobiliser des centaines, voire des milliers de partisans, avec les mêmes slogans de « Wir sind das Volk » (« Nous sommes le Peuple ») à « Merkel muss weg » (« Merkel doit dégager »), le plus souvent scandés dans la rue. L’AfD est un parti à deux visages. Présent au Bundestag et dans quatorze des seize parlements régionaux, le parti s’est institutionnalisé. Il a hérité de trois présidences de commissions parlementaires, dont deux stratégiques — celles des lois et du budget —, mais aussi de sièges dans plusieurs conseil d’administration, du Mémorial de la Shoah à Berlin aux Archives de la Stasi, l’ancienne police politique de la RDA, en passant par plusieurs chaînes de radio et de télévision régionales. Des postes où les représentants du parti ont jusque-là pris soin d’éviter de créer la polémique, conscients d’être surveillés de près.
Ce souci de « respectabilité » et de « professionnalisme » n’est cependant qu’une des deux faces de la nouvelle stratégie poursuivie par l’AfD. Selon un document interne de sa direction, daté de 2017 et récemment publié par le Spiegel, l’autre objectif est bien de « planifier minutieusement des provocations », étant entendu que, « plus les vieux partis réagissent injustement et nerveusement, mieux c’est [pour l’AfD] ». De ce point de vue, les récents événements de Chemnitz ont été l’occasion d’illustrer l’efficacité de cette stratégie.
DÉFILÉ AVEC LES ISLAMOPHOBES DE PEGIDA
Samedi 1er Septembre 2018, une semaine après la mort de Daniel Hillig, un Allemand de 35 ans poignardé lors d’une altercation avec des demandeurs d’asile, l’AfD organisait ainsi une manifestation conjointe, nullement spontanée par conséquent, avec le mouvement islamophobe Pegida, fondé dans la ville voisine de Dresde, fin 2014, outrepassant une autre ligne rouge. La direction de l’AfD avait en effet interdit à ses membres de participer à des actions communes avec Pegida en 2016. Sous la pression des fédérations d’ex-RDA, Alexander Gauland a indiqué, au début de 2018, être favorable à une remise en cause de cette interdiction, estimant qu’un « rapprochement était désormais possible ». Six mois plus tard, à Chemnitz, Björn Höcke et Lutz Bachmann, le fondateur de Pegida, défilent côte à côte, entourés de quelques élus et représentants locaux de l’AfD, en tête de cortège auxquels se sont mêlés des néonazis et des hooligans.
Depuis ces événements, Alexander Gauland continue de présenter ce même double visage. Mardi 4 Septembre 2018, il appelle à une « révolution pacifique » contre le « système politique ». Lundi 1er Octobre 2018, Alexander Gauland présente son parti comme assez mûr pour gouverner, affirmant envisager la possibilité d’une « coalition avec une CDU revenue à la raison ». Ce double discours, destiné aux différents électorats de l’AfD, des plus conservateurs aux plus radicaux, témoigne surtout d’un objectif qui, s’il ne paraît pas réalisable à court terme en Bavière, où la CSU a exclu toute idée de coalition avec l’AfD, pourrait provoquer de vifs débats dans les mois prochains au sein de la droite conservatrice des anciens Länder de l’Est, notamment en Saxe, dans le Brandebourg et en Thuringe, où des élections régionales sont prévues en Septembre et en Octobre 2019, et où l’AfD est déjà crédité de plus de 20 % des voix.
Ces intentions de vote semblent faire réfléchir les responsables conservateurs locaux sur leurs stratégies d’alliance. Christian Hartmann, à peine élu président du groupe CDU au parlement régional de Saxe, le Mardi 25 Septembre 2018, a ainsi fait savoir qu’il n’excluait une coalition avec l’AfD. L’hypothèse a certes aussitôt été condamnée au plus haut niveau par Angela Merkel, mais aucun responsable de la CDU n’avait osé la formuler jusque-là. Un signe, parmi d’autres, de l’affaiblissement politique de la chancelière qui, après treize ans au pouvoir, semble assister, impuissante, à l’enracinement dans le paysage politique allemand d’une extrême droite conquérante.
Par THOMAS WIEDER