Aller au delà de l'empreinte carbone
Je retranscris ici le texte intégral d'une interview pour Territoires durables, dont seule une toute petite partie a été publiée. C'était à l'occasion du salon SIBCA 100% consacré au bâtiment bas carbone qui s'est tenu en septembre 2022 et pour lequel je suis intervenue sur le thème Neutralité carbone en 2050 est ce suffisant ?
Les questions sont de Louise Byndik.
J'y explique pourquoi nous devons cesser de résumer l'enjeu écologique au carbone et pourquoi le nouveau paradigme porté par l'économie régénérative amène le moteur puissant et indispensable pour tracer une nouvelle voie.
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1) L’empreinte carbone permet de mesurer l’impact d’un produit ou d’une personne sur la planète. Que pensez-vous de cet indicateur ?
Indispensable mais non suffisant.
L’empreinte carbone est un indicateur indispensable mais non suffisant. Indispensable car il s’est construit pour mesurer les émissions de carbone de nos activités, que nous devons absolument baisser. Néanmoins, les marges d’erreur de ses mesures sont encore grandes. Aussi dès que l’on combine les évaluations des émissions sur toute une chaîne de production, c’est-à-dire depuis les approvisionnements d’une entreprise jusqu’à la consommation des biens et services par ses clients, ces marges d’erreur s’additionnent voire se multiplient et cette évaluation n’est plus fiable. L’Autorité des Marchés Financiers a par exemple comparé en 2020 l’examen de mêmes entreprises par différents labels reposant sur l’empreinte carbone : la marge d’erreur était en moyenne de plus de 200 % ! C’est-à-dire que le résultat est inutilisable[1].
Mesurer selon la seule empreinte carbone détruit la biodiversité
En outre, l’empreinte carbone ne prend pas en compte la biodiversité. C’est pourquoi la plupart des solutions au changement climatique prônées sur la seule mesure de l’empreinte carbone dégradent la biodiversité et les services écologiques[2]. Or la biodiversité et les services écologiques sont à la base des équilibres écologiques planétaires, y compris climatiques ! En examinant nos activités uniquement à la lumière de l’empreinte carbone on arrive donc à prôner des solutions qui détruisent le socle de la fabrique de l’équilibre climatique. Pour éviter ces non-sens, il faut élargir le prisme et associer l’empreinte carbone à d’autres indicateurs, relatifs à la vitalité des écosystèmes et des services qu’ils rendent.
2) Est-ce que l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050 est réalisable ?
Amplifier le moteur des équilibres planétaires et pas seulement réduire les impacts d’une économie qui le détruit
Le carbone n'est qu'un élément parmi d'autre. Encore une fois, ne confondons pas l’objectif et l’un des outils pour l’atteindre. Le réel problème que nous avons à résoudre est celui de ne pas dépasser les limites planétaires garantes des équilibres écologiques de notre planète. Neuf ont été caractérisés assez précisément et le cycle du carbone n’est que l’une d’entre elles. Le problème de ces limites planétaires est qu’elles sont interdépendantes : le franchissement de l’une accélère celui d’une autre. La rapidité du dépassement devient alors exponentielle. Aujourd’hui six de ces neuf limites ont été dépassées. C’est-à-dire que nous sommes arrivés dans l’exponentiel. Nous devons agir puissamment. Pour agir puissamment nous devons avoir pour objectif d’amplifier et de nourrir le moteur des équilibres planétaires et pas seulement de réduire les impacts d’une économie qui le détruit. Aujourd’hui les solutions de diminution d’empreinte carbone, ne réduisent au mieux que 30 à 50 % des impacts. Cela veut dire qu’elles continuent à être dépendantes pour 50 % à 70% d’activités à impact négatif. Tant que vous n’avez pas changé le moteur de satisfaction des besoins humains, vous maintenez la même économie dégénérative des équilibres écologiques. Le seul prisme du carbone n’est pas assez puissant.
Le véritable enjeu est de basculer vers une économie nourrie par un autre moteur qui au lieu de détruire les équilibres planétaires, les construit. Ce moteur existe, c’est celui de l’économie régénérative. C’est ce que j’ai démontré en 2017 : Une économie globale et complète est en émergence, dont le moteur est la régénération des ressources et qui nous emmène dans une trajectoire de symbiose avec la planète. C’est-à-dire de croissance et de développement mutuel : « Parce que je satisfais mes besoins, je participe à la création et au maintien des équilibres planétaires qui en retour contribuent à satisfaire à mes besoins ». De plus le fonctionnement de l’économie régénérative est tel que lorsqu’on encourage les écosystèmes vivants, on diminue l’empreinte carbone deux fois : en évitant des technologies émettrices et en en absorbant. Cette absorption du carbone se fait par les sols qui le transforme en matière organique et deviennent ainsi plus fertiles pour que de plus en plus de végétation s’épanouisse. Ainsi, de cycle de production en cycle de production, l’impact positif augmente. Voici une voie puissante pour agir !
3_) Avez-vous des exemples concrets de rétroactions positives anthropiques ?
Nous en avons beaucoup. Voici une anecdote. Alors que je regarde les photographies des ponts, routes et bananeraies dévastés par le passage de l’ouragan Fiona aux Antilles en septembre, mon ami Henri Joseph de Guadeloupe m’envoie une photo de ses champs : là, rien n’a bougé. Il est agriculteur, pharmacien et fabrique des produits parapharmaceutiques. Il pratique une économie symbiotique du sol jusqu’à ses produits. En 20 ans, il a fait d’une terre aride un jardin. Sur moins de 8 ha, il dégage une activité florissante qui fait vivre de nombreux emplois directs et indirects. Parce qu’il exploite les propriétés antivirales de l’herbe à pic, une herbe médicinale locale, il a sauvé l’abeille indigène qui la pollinise. C’est une abeille minuscule qui vit dans la terre en symbiose avec des fourmis. Pour nourrir son herbe à pic en azote, il a planté une légumineuse, l’indigo. Il l’a découverte sur son jardin, elle aussi est une espèce indigène. Aujourd’hui, il vient de signer le possible retour d’une industrie de l’indigo en Europe, une teinture bleue ancestrale, en ouvrant un atelier de taille industrielle, qui a le potentiel de résoudre le problème d’approvisionnement en indigo du textile responsable en France. De la même façon, il produit de l’huile de galba, une huile très précieuse. Mais très difficile à extraire à cause de sa coque. Il a planté des arbres qui abritent les chauves-souris. Pourquoi ? Parce que la petite pelure blanche à l’intérieur des coques de galba est la friandise des chauves-souris. Elles rompent les coques et laissent tomber les graines au sol. Il suffit de poser de simples filets au pied des arbres à galba et la récolte est faite. Tout en faisant plaisir aux chauves-souris, elles aussi indigènes. Toutes les pratiques d’Henri Joseph sont sur cette logique. Son sol est devenu épais, profond, parcouru par un réseau dense de mycorhizes qui sont les circuits d’approvisionnement et d’informations que tissent les plantes entre elles.
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Là où émerveillement, réveil du vivant et rentabilité économique et sociale se lient
Et c’est tout cet ensemble, d’un sol bourré de mycorhizes, d’une production fondée sur les symbioses existant naturellement entre différentes espèces et différents écosystème, qui a fait que le jardin a atteint une résilience suffisante pour résister à un ouragan !
Des histoires comme celles-ci où émerveillement, réveil du vivant sous la main de l’homme et rentabilité économique et sociale se lient, je pourrais vous en donner dix mille. Et ces exemples sont reproductibles : leur fonctionnement est caractérisable de façon précise. Il répond toujours aux mêmes lois. De la parcelle agricole ou de l’atelier d’usine au business model de ces entreprises. Nous avons là un nouveau système économique, plus performant et vertueux que le système actuel et capable de le remplacer.
4_) Comment promouvoir des comportements vertueux ?
La bonne et très inattendue nouvelle de l’économie régénérative est sa performance
On associe souvent le mot comportement à consommateur. Nous avons depuis des décennies porté la responsabilité sur l’acteur économique le moins puissant, l’habitant. Celui dont -en France sixième puissance mondiale- le revenu n’est pas plus de 1800 euros pour la moitié des gens. Les habitants ont fait leur part, c’est aujourd’hui le tour des entreprises et de ceux qui les soutiennent : les investisseurs, et les Etats qui font leurs régulations.
Nous avons vu avec 30 ans de COP successives, que les États seuls n’étaient pas le bon échelon. L’impuissance régulatoire est flagrante. Si nous voulons répondre avec puissance, il faut emmener les entreprises et les investisseurs. La bonne -et très inattendue !- nouvelle de l’économie régénérative, c’est qu’elle est performante et que cette performance se conjugue avec la résilience au risque, ce qui est un message nouveau pour le secteur de la finance.
Les entreprises et la finance ont besoin de répondre à des questions cruciales : Comment s’approvisionner en matières premières ? Comment ne pas être dépendants des cours mondiaux de l’énergie et des folies d’un Poutine, d’un Bolsonaro, d’un Trump, d’un capitaine qui a coincé son bateau dans le canal de suez, de l’irruption de mouvements sociaux, de la survenue d’une pandémie ou de la force d’un ouragan ? C’est ce que permet le logiciel de l’économie régénérative : en relocalisant les approvisionnements, les emplois et en tissant comme un mycorhize dans le sol, les relations nourricières entre les acteurs économiques, il fabrique la résilience des entreprises aux chocs qui peuvent se produire dans le monde.
Plus les désordres croissent, plus l’économie régénérative va montrer sa performance.
Aujourd’hui, nous avons besoin de documenter les expériences de fournir les boussoles -outils, méthodes indicateurs- aux entreprises pour effectuer cette mutation : leur survie se conjugue avec celle du bien commun.
5_) Comment réconcilier l'homme avec la Nature?
Nous ne sommes pas une espèce à part du vivant. Nous sommes le vivant. Son essence est en nous et en dehors de nous. Inquiétante et fascinante à la fois. Dans la civilisation moderne nous avons voulu le dompter et nous en extraire. Tout ce qui nous arrive nous montre que nous nous sommes trompés. Dans cette réconciliation avec le vivant, je crois que chacun a ses chemins. Certains vont être puissamment émus par la force technologique du Vivant et vont entrer par le biomimétisme, d’autres en enlaçant des arbres les reliant au grand Tout, d’autres encore en se nourrissant des profondeurs indigènes de notre histoire, d’autres en jardinant, etc. ou encore tout cela à la fois. Nous avons tous nos chemins, ils sont multiples, mais je crois que c’est la voie que nous sommes beaucoup à retrouver.
[1] [AMF], 2020, Les approches extra-financières dans la gestion collective 3e rapport.
[2] Deprez Alexandra, Vallejo Lola, Rankovic Aleksandar, 2019, Towards a climate change ambition that (better) integrates biodiversity and land use, IDDRI,.
Né en 335 ppm de CO2. Coach Orga & Produit chez OCTO.
1 ansMerci pour cet article ! J'aime bien ce passage "Nous avons depuis des décennies porté la responsabilité sur l’acteur économique le moins puissant, l’habitant. [..] Les habitants ont fait leur part, c’est aujourd’hui le tour des entreprises et de ceux qui les soutiennent : les investisseurs, et les Etats qui font leurs régulations." Je pense aussi qu'il y a des leviers plus puissants, il y a un côté systémie dans les leviers des entreprises, de l'Etat qui est beaucoup moins présents (et moins rapides) dans les gestes des habitants.
🌏 Développement durable désirable et rentable | RSE | Impacts | People Planet Profit | Manager de transition Finance Risk IA Cyber Data Architecture | Climat | Économie circulaire | Leader BCorp | Biomimétisme Bleu
1 ansPositive Transformation .World
🌏 Développement durable désirable et rentable | RSE | Impacts | People Planet Profit | Manager de transition Finance Risk IA Cyber Data Architecture | Climat | Économie circulaire | Leader BCorp | Biomimétisme Bleu
1 ansoui Isabelle
🕊️🌍Dream your life and make it come true🌱🎙
1 ansMesurer son empreinte carbone est un outil de sensibilisation... Il faut bien commencer quelque part pour #embarquer le plus de monde vers l'économie symbiotique et régénérative ! 😍
Head of Strategy, Innovation, Partnerships of the One Health Institute's Advanced Studies Cycles
1 ansContinuum des écosystèmes Essentiels Empreinte Carbone Empreinte chimique [ pollution air eau sol ] sur le génome 🧬 du vivant [ diversité génétique du vivant : biodiversité ] Défis : assurer l’intégrité biologique des écosystèmes essentiels à la vie [ du continuum fondateur de la cellule > organe > organisme > population > terre ] constitué des éléments fondamentaux, nos communs d’eau d’air de sol. Fondation Une Santé Durable pour Tous