Anachronisme
-‘’On pourrait vous nommer les Platoniciens ‘’ lança à la volée la nouvelle arrivante. ‘’Les Socratiques, plutôt’’ rebondit un des participants à ce petit casse-croute matinal, déjà installé à la grande table du café, au bas d’un immeuble de bureaux, rutilant d’acier et de verre. ‘’Très anachronique votre comparaison’’ ricana un autre impétrant.
Anachronique, vous avez dit anachronique…rebondit en pensée Jonathan, dans un pastiche de la scène du film de Marcel Carné, ‘’Drôle de drame’’, où Louis Jouvet répète pensivement ‘’Bizarre, vous avez dit bizarre’’, devant Michel Simon éberlué.
Le mot résonnait d’autant plus à son esprit qu’il lui semblait que le rythme effréné de la modernisation générait avec lui un phénomène constant d’anachronisme. Une discordance des temps.
Le premier des anachronismes était pour lui, à la fois le plus incompréhensible et, de loin, le plus dramatique. La guerre. Comment, après plus de vingt siècles de déploiement de civilisations diverses écloses sur les cinq continents, de développement exponentiel de progrès technologiques, sociaux, économiques, d’élaboration d’un socle universel du droit des hommes, d’émancipation, d’échanges, d’approfondissement des connaissances, comment les groupements humains se comportaient-ils encore et toujours, comme leurs congénères du temps des flèches et des sagaies ? Des Bororos qui haïssaient les Araras. Deux ou trois milles années après, les hommes n’ont rien trouvé de plus intelligent de que de s’occire copieusement sur tous les points de la planète. A ceci près que les arcs, l’huile bouillante et les pierres ont été remplacés par les produits infiniment plus efficaces de la première industrie mondiale. L’industrie des armements. Comment toute cette évolution n’a pas pu mener à l’encadrement de la sauvagerie naturelle des hommes ? L’interdiction de toute guerre, grande ou petite ? Comment a-t-elle conduit à son paroxysme. La transformation d’un des peuples les plus cultivé du monde pour devenir le peuple de l’industrialisation de la mort ?
Les illustrations de cette persistance fatale du temps initial dans le temps présent font florès. Au vu et au su du village mondial qu’est devenu le monde médiatique contemporain, un jeune et élégant dictateur massacre des centaines de milliers de femmes, enfants, vieillards, dans les décombres d’une Syrie exsangue. En Birmanie, au Yemen, en Afrique centrale, les résurgences de haines ancestrales, ethniques, religieuses, entretiennent la litanie des massacres ordinaires, des exodes de masses. Au Moyen Orient, l’absurde et éternel conflit Israélo-Palestinien reproduit avec constance et fidélité la guerre de cent ans que se livrèrent Anglais et Français, huit cents bonnes années auparavant. L’islamisme radical veut faire d’un retour forcé au Moyen Age le futur de la société actuelle.
A cet anachronisme impitoyable, Jonathan voyait s’additionner un second, plus subtil, infiniment plus insidieux. L’anachronisme à rebours. L’anachronisme du futur. Celui qui consiste à apporter à des problématiques inexorables futures des réponses d’un temps présent en cours de disparition.
Les démographes, les sociologues, les économistes, tous le proclament, la mixité va devenir une des règles majeure et majoritaire du monde. Le phénomène migratoire actuel n’est que les prémices d’une vague sociétale beaucoup plus fondamentale. Déséquilibre socio-économique entre le Nord et le Sud, débordement des populations d’Asie et de l’Inde, multiplication et facilitation des moyens de transports inter continentaux, médiatisation universelle, communication individuelle mondialisée, virtualité des frontières. Tout concoure à rendre purement anecdotique le traitement bricolé, court-termiste, désordonné, de ce phénomène. Il n’est plus temps. Le temps est venu de la prise de conscience, d’une approche systémique, de l’invention du monde futur de l’échange et du transfert permanents.
Comme est venu, se dit-il encore, la fin du temps de la suprématie des hommes blancs. De sa longue hégémonie culturelle, économique, militaire. ‘’Quand la Chine s’éveillera’’ prophétisait Roger Peyrefitte. Des masses entières sont maintenant bien réveillées, chinoise, mais aussi indienne, sud-américaine, bientôt africaine. Qui dépassent quantitativement la population blanche du globe, avant bientôt de l’égaler, parfois la dépasser qualitativement. Une fin d’hégémonie à laquelle le repli identitaire, la posture nationaliste opposent un combat vain, douloureux, perdu d’avance. Au lieu que d’en faire une source d’enrichissement.
Réveillé à son tour par une bordée de rire qui secoua la troupe de ‘’Socratique’’, Jonathan se reprocha intérieurement de s’être laissé aller à ‘’jouer l’acteur tragique’’ comme le dit Marc Aurèle. Comme d’habitude il trouva le salut dans la philosophie particulière de Pierre Dac. Qui, lui, disait ‘’l’avenir de monsieur est devant lui, et il l’aura dans le dos chaque fois qu’il fait demi-tour’’ Sauf que la pirouette, cette fois, était un peu courte.
C’est une affaire de génération se dit-il. Seules, les nouvelles générations auront l’ouverture et la flexibilité d’esprit pour devenir maître du temps. Et éviter les chausse-trappes de l’anachronisme.