Carburants alternatifs dans l'aérien : Mirage ou Eldorado ?
Si l’économie mondiale est plongée dans un long tunnel depuis mars 2020, le chemin de croix est particulièrement rude pour les compagnies aériennes. Outre la baisse sans précédent du trafic passager (-60% par rapport à 2019), l’industrie sent désormais poindre la menace, bien réelle, d’un changement majeur du comportement voyageur : Jean-Paul Agon, PDG de L’Oréal, a jeté un froid sur le secteur en déclarant que le groupe, après la crise, allait réduire ses déplacements professionnels de 30 à 40%, rejoignant en cela plusieurs entreprises de premier plan. La crise a fait émerger de nouvelles habitudes de travail, mais également renforcé la conscience écologique des voyageurs, déjà perceptible avant la crise dans un secteur cible du « flygskam » ou « fly shame ».
Dans ce contexte brûlant, les carburants alternatifs, et les baisses de CO2 qu’ils génèrent, sont synonymes de grands espoirs pour les compagnies aériennes, dont certaines ont déjà largement commencé à investir sur le sujet. Mais le bénéfice environnemental sera-t-il au rendez-vous ?
1 - Des obstacles de taille et des carburants alternatifs pas toujours verts
Signalons d’emblée que les biocarburants dits de première génération, donc issus de produits alimentaires (blé, colza, maïs, betterave…etc) ne sauraient représenter une solution pérenne : afin d’alimenter l’ensemble du secteur aérien, 280 millions d’hectares, soit 18% des terres cultivables mondiales devraient être exclusivement dédiées à la production de biocarburant1, ce qui n’est ni possible, ni souhaitable. Et même à petite échelle, le bénéfice écologique de ce type de biocarburant est plus que discutable : si la canne à sucre permet bien une réduction de CO2 significative (30%) lorsqu’elle est transformée en biocarburant pour avion, il en est tout autre de l’huile de palme, dont l’empreinte carbone est presque 2.5 fois plus élevée que le kérosène fossile1 ! C’est en effet le cycle de vie complet qu’il faut considérer, de l’extraction à la combustion, et la déforestation engendrée par la production d’huile de palme en fait donc un remède pire que le mal.
L’hydrogène, ensuite. L’Europe a de grandes ambitions en la matière, mais les obstacles techniques sont nombreux : l’hydrogène a beau être l’élément le plus abondant dans l’univers, il n’existe pas « à l’état pur » dans la nature et se retrouve donc toujours couplé à d’autres molécules (exemple le méthane CH4), si bien qu’aujourd’hui, 95% de l’hydrogène mondial est fabriqué à partir de carburants fossiles, et représente à lui seul 2.5% des émissions de CO2 mondial, soit… quasiment autant que le transport aérien2 ! Produire de l’hydrogène « vert » requiert donc à la fois une matière première non fossile, et une énergie propre pour « casser » les molécules et isoler l’hydrogène. La meilleure solution passe par l ’électrolyse de l’eau (H2O), alimentée par une électricité propre. Une production en quantité industrielle requiert donc une augmentation massive des puissances nucléaires ou renouvelables installées. Ajoutons à cela qu’il s’agit d’un gaz inflammable et donc difficile à transporter (même si des progrès ont été effectués récemment), et l’on comprendra que, même s’il s’agit d’une technologie d’avenir qu’il faut absolument développer, elle cadre mal avec l’urgence écologique. Airbus a bien promis un avion à hydrogène en 2030 ou 2035, mais il faudra probablement bien plus de temps avant que les flottes mondiales ne soient entièrement équipées à l’hydrogène, si elles le sont un jour. Le défi est donc au moins aussi grand que celui de l’avion électrique, lui aussi face à des problèmes conséquents (poids des batteries, besoins colossaux en stockage et électricité décarbonée) interdisent un développement à grande échelle à court et moyen terme.
Enfin (et surtout ?) les carburants alternatifs coûtent cher : l’absence d’économie d’échelle rend aujourd’hui le prix du « sustainable aviation fuel » en moyenne cinq fois plus élevé que le carburant classique. Il n’existe à l’heure actuelle qu’une poignée d’aéroport au monde (San Francisco, Amsterdam…) capables de fournir des quantités importantes de biocarburants de manière quotidienne. Et cette filière industrielle encore balbutiante explique que les objectifs des compagnies restent relativement modestes, par exemple Air France envisage d’utiliser d’ici 2025 2% de biocarburants dans ses appareils et 5% d’ici 2030, les baisses de CO2 associées resteront donc elles aussi modestes.
2 – Mais des alternatives prometteuses et un secteur qui va dans la bonne direction
Rappelons d’abord que, d’un point de vue technique, les biocarburants ont un avantage non négligeable : ils fonctionnent très bien avec les moteurs actuels, la seule condition étant de les mélanger avec du kérosène traditionnel (à 50/50 en général). Pas besoin d’innovation technologique de ce côté, donc.
Ensuite, les biocarburants ne se valent pas tous, loin s’en faut, et certains sont particulièrement intéressants : le fuel produit à partir d’huile de friture usagée émet par exemple 25 fois moins de CO2 que celui produit à base d’huile de palme3 ! Et justement, c’est globalement vers ces biocarburants de deuxième génération (huile usagée, résidus forestiers, déchets municipaux…etc) que se tourne le secteur aérien, contrairement au secteur automobile par exemple (rappelons que 40% du maïs cultivé aux Etats-Unis sert à produire du bioéthanol pour les voitures). Les entreprises leader dans la production de « sustainable aviation fuel » comme SkyNRG ou bien les compagnies qui utilisent déjà du biofuel (Air France-KLM, United, Alaska Airlines, SAS, Finnair…etc) privilégient dans l’ensemble ces matières premières durables.
Par ailleurs, et même si le démarrage est lent, le processus vers un développement massif des carburants alternatifs semble bel et bien enclenché. La plupart des compagnies accélèrent : Delta ou British Airways n’utilisent aujourd’hui pas de SAF (Sustainable Aviation Fuel), mais se sont engagées à un acheter d’importantes quantités dans les prochaines années (Delta s’est engagé à acheter 50 millions de litres par an, quand IAG investira 400M€ sur les 20 prochaines années). De même, plusieurs compagnies (Lufthansa, Finnair) offrent directement aux voyageurs la possibilité d’acheter du biocarburant au moment de la réservation. Même chose pour certains contrats « corporate » (ex Air France-KLM) qui offrent la possibilité d’acheter du SAF dans le cadre de la politique firme, le tout afin d’engager un cercle vertueux qui permette d’accélérer le développement de la filière. A cet égard, l’exemple le plus spectaculaire est probablement l’accord signé par Microsoft avec KLM, puis Alaska Airlines4, dans lequel le leader de la tech s’engage à acheter suffisamment de SAF (via SKyNRG) pour couvrir les déplacements de ses employés, respectivement entre les Etats-Unis et le Pays-Bas, et entre Seattle et San Francisco.
Enfin, il est possible que certaines technologies moins médiatisées que l’hydrogène ou l’électrique n’en soient pas moins prometteuses : on peut citer le projet SUN-TO-LIQUID, co-financé par la Suisse et l’Union Européenne, dans lequel des chercheurs ont réussi à produire du kérosène à partir de rayonnement solaire, d’eau et de CO2. Même si l’on est aujourd’hui loin des quantités industrielles nécessaires, ces electro-fuels pourraient eux aussi faire partie de la solution. Dans un monde où le pic pétrolier est annoncé depuis longtemps mais pourrait bien avoir été atteint en 20194, ces innovations seront cruciales pour atteindre un certain degré d’indépendance énergétique.
3 – Innovation et efficacité : l’éternel paradoxe de Jevons
Parfois mieux connu sous le nom de « effet rebond », le paradoxe de Jevons (du nom de l’économiste anglais du 19ème siècle qui le premier mit le doigt sur ce mécanisme) montre que plus une technologie devient énergétiquement efficace, et plus la consommation d’énergie totale augmente. Il remarque à l’époque que moins les locomotives sont gourmandes en charbon, et plus les distances parcourues deviennent importantes, et donc plus la consommation de charbon augmente. Dans un autre registre, on peut se réjouir de l’efficacité accrue des moteurs des voitures neuves sur les 20 dernières années, mais ceux-ci ont été totalement annihilés par la hausse du poids des voitures, ne permettant aucun gain de CO2 en valeur absolue. Le même phénomène commence à toucher les voitures électriques : les batteries deviennent plus efficaces, mais la taille des véhicules électriques augmente6 !
Mais s’il est un secteur qui illustre à merveille cette théorie de l’effet rebond, c’est bien le secteur aérien. En 30 ans, l’efficacité énergétique des avions s’est améliorée de manière sidérante : -55% de carburant consommé par kilomètre passager. Malheureusement, en termes d’impact climatique, seules les émissions en valeur absolues ont un sens : Or, poussées par l’irrésistible croissance du trafic, celles-ci ont augmenté de 125%7, malgré, donc, des appareils bien plus performants. Ainsi, deux des leviers majeurs du secteur aérien pour réduire ses émissions, l’utilisation de carburants alternatifs et d’appareils plus efficaces (type A350 ou B787) n’auront de sens que s’ils ne sont pas corrélés à une nouvelle hausse du trafic : comme bon nombre d’autres secteurs, il est probable que le secteur aérien, bien qu’indispensable, n’échappe pas à une forme de sobriété.
Bien ciblés et bien développés, il est donc probable que les carburants alternatifs soient promis à un bel avenir et tiennent un rôle central dans la décarbonation du secteur. Si l’histoire a montré jusqu’ici que les innovations technologiques ont paradoxalement coïncidé avec une hausse des émissions de CO2, cette crise sans précédent offre au transport aérien une opportunité unique de se réinventer. Il est ainsi possible que la performance environnementale devienne un atout majeur dans ce contexte historique, dont l’enjeu est tout simplement la survie des compagnies aériennes, et que seules les compagnies les plus vertes soient invitées à la table des vainqueurs.
1. SNPL
2. Carbone 4
3. International Council on Clean Transportation
4. Microsoft
5. Bloomberg
7. Carbone 4
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3 ansTrès intéressant! et voilà qui donne de matière à reflexion sur les SAFs... fascinant sur ce paradoxe de Jevons. Merci.