Pour cesser de "manager par les valeurs" !
Le sujet des valeurs est très tendance dans les ouvrages et les formations managériales.
Également sur linkedin ce modèle est invoqué, souvent accompagné d'éléments de langage toujours plus créatifs, comme permettant de satisfaire la « recherche de sens » des nouvelles générations, « d’impliquer les agents au travail », « de valoriser sa marque employeur »… comme si l'application d’une recette de "management par les valeurs" était prometteuse de performances accrues.
Il y a là un biais majeur : la performance serait une valeur indiscutable, et, de fait, il faudrait utiliser "les valeurs" pour créer "de la valeur" : la recherche de valeur, de performance prévaudrait donc sur "les valeurs" !
Également, "manager par les valeurs" est surtout manager avec la prescription des valeurs de l'entreprise, et c’est ce qui me questionne :
Tout d'abord, une valeur n'est pas monétisable: le travail, par exemple, n'est pas une valeur, et c’est bien pourquoi il est rémunéré (avez-vous remarqué qu'on ne parle jamais de "valeur travail" pour un travail bénévole, libre ou domestique ?), alors que selon un adage "la liberté n’a pas de prix" !
« Offrir un prix en récompense d’un acte revient à dire que cet acte n’a aucune valeur en lui-même »
A.S. Neill, Libres enfants de Summerhill, p. 214
Ensuite, une valeur est un concept, un mot qui a un sens très général, voire générique, et qui, sans être incarné ou traduit par chacun, a l'avantage d'être très consensuel mais n'a rien à dire en termes de signification. C’est là toute la partie non dite : les valeurs prennent une signification très différente selon nos éducations, milieux socio-culturels, cultures d’entreprises....
L'incarnation des valeurs est très subjective.
Enfin, le bénéfice secondaire éminemment important pour nombre de décideurs est qu’on ne PEUT PAS ÊTRE CONTRE des valeurs. Pouvez-vous être contre la liberté ? la cohésion ? la confiance ? le respect ? On peut s’opposer à une décision, une note, une procédure, un peu plus difficilement à un projet d’entreprise… mais pas à une valeur proclamée par sa hiérarchie. Un outil qui amoindri la possibilité d’une contestation peut paraître alors très séduisant!
Le problème est qu’une valeur a besoin d’être concrétisée pour exister, et c’est avec ces concrétisations très différentes que nous avons des désaccords.
Valeurs et concrétisations
Par exemple, si ma structure érige la valeur « cohésion » comme un emblème, je ne peux que la partager. Imaginons que dans cette structure, la cohésion consiste à organiser des after-work, des séminaires et systématiser les repas en commun alors que selon moi la cohésion s'incarne plutôt dans l’absence de d’enjeu de pouvoir entre services, et le fait d'annoncer et assumer collectivement des décisions difficiles, mais que je prends mes repas seul : je risque de passer pour quelqu’un "qui ne partage pas les valeurs de l’entreprise" alors que je les incarne tout simplement de façon différente.
De même si ma structure traduit la valeur « liberté » par le fait de retirer la pointeuse, parler en objectifs et en projets plutôt qu'en temps de travail, mais empêche toute expression individuelle ou possibilité d'initiative, d’expérimentation et de droit à l'erreur, nous voyons bien que nous aurons des divergences non sur la valeur de liberté elle-même, mais bien sur ses concrétisations!
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Les valeurs de l’entreprise, comme le travail, comme les projets, sont prescrites. Nombreuses sont les entreprises qui se proclament de valeurs, mais celles-ci sont plus rarement dans l’explicitation des pratiques découlant de leurs valeurs et l’écoute des représentations sur ces valeurs.
Quand nous parlons de « manager par les valeurs » nous parlons des valeurs de qui ? et avec quelles concrétisations ? Pourquoi ce besoin de se réclamer de certaines valeurs ?
Quel serait un "management par les valeurs" idéal ?
Tout collectif étant porteur de désaccords, un management qui tiendrait compte des valeurs des un⋅e⋅s et des autres porterait tout d'abord sur une certaine rigueur intellectuelle, de l'éthique (ou un alignement entre valeurs et pratiques) et de l'écoute. Prendre le temps d'écouter et comprendre nos différents systèmes de valeur (ce qui détermine notre attitude face au changement, notre positionnement dans l’action, nos besoins et nos motivations premières) s'enrichir des perceptions des autres nous éclairera toujours plus que dans une vision descendante des situations.
C'est en apprenant comment chacun⋅e porte et incarne ses valeurs que nous serons le plus à même d'avancer collectivement, enrichi⋅e⋅s de nos désaccords exprimés, analysés et intégrés dans une vision collective.
Écouter ? Finalement il n’y a rien de nouveau en management !
Non, mais le monde dans lequel nous agissons exige de l’innovation pour continuer à se renouveler indéfiniment, et le "management par les valeurs" amène un peu de nouveauté, fusse-t’elle cosmétique.
Ce modèle de "management par les valeurs" séduit également parce qu'il créé de l’innovation, et donc de la valeur : actions de coaching, formations managériales, ouvrages de vulgarisation managériale, ou reconnaissance des cadres qui savent "manager par les valeurs". Ce modèle amène également à construire une image d’entreprises et de managers plus humanistes, centrée sur les employé·e·s, et serait la promesse d’une efficacité managériale accrue.
Ce modèle de « management par les valeurs » est avant tout la promesse d’une rentabilité accrue pour certain·e·s acteur·rice·s et format·eur·rice.s !
En conclusion ?
Cet engouement et cette recherche de consensus "par les valeurs" me questionne : alors qu’un fonctionnement démocratique implique d’avancer avec des désaccords (les exprimer, les reconnaître, les analyser collectivement), que penser des structures qui promeuvent voire prescrivent un ensemble de valeurs à adopter pour justement éviter les désaccords, ou discréditer les personnes qui les expriment comme « ne partageant pas nos valeurs » ?
Le désaccord n’est pas systématiquement un conflit de valeurs. Nous pouvons partager des valeurs tout en étant en désaccord total sur la façon de les incarner.
Enfin, quand nous nous permettons de juger que des personnes ne sont pas "alignées" sur les valeurs de l'entreprise, quel message passons-nous ? Quel effet cela peut produire sur des personnes qui savent être traversées par les mêmes valeurs mais qu'elles incarnent différemment ?
Il y a là selon moi les germes d'un mal-être au travail.
Psychologue du travail
1 anstellement d'accord avec ce texte !!!!