Les « soft skills » , outil de légitimation des discriminations ?
Cet article fait suite au précédent "De nos héritages" dans lequel je rappelais, dans la pensée de Bourdieu, les 4 formes de capitaux qui constituent nos héritages : financier, culturel, social et symbolique, et comment ces capitaux sont déterminants dans nos rapports aux autres, à l’échec. à la société, en terme de leadership et entre autres, de confiance en soi.... Je me permet ici un parallèle avec la notion très en vogue des "soft skills".
Cette notion est selon moi issue de la croyance que les trajectoires sociales des individus ne seraient pas déterminantes, parce que seuls comptent le mérite, l'effort, le travail fourni, le développement personnel (et pas le développement collectif!!!) pour s'assurer du succès. Dans un monde où compte la performance et sa mesure, les résultats et les échecs ne reposeraient que sur des éléments purement individuels, et objectivables.
Aucun spécialiste n'a su décrire une notion de compétences collectives, si souvent approchée mais jamais mesurée.
Un peu d'histoire ...
Il y a bien longtemps, dans le monde du travail des années 70-80, nous parlions de QUALIFICATION. La qualification est attribut du sujet, elle nous situe dans un rapport social, dans un collectif : « j'ai, tu as, nous avons des qualifications » .
Aujourd'hui, ce mot a aujourd’hui quasiment disparu, remplacé par le fameux mot "COMPÉTENCE".
La compétence, elle, nous place comme sujet, « je suis ou je ne suis pas compétent ». Ainsi nos savoir-être ou "soft-skills" parlent de notre identité, de ce que nous sommes… ou pas.
Cette pyramide, imaginée par Robert Dilts modélise les niveaux logiques de la pensée. Les soft-skills se positionnent au niveau de l’identité d’une personne, là où la qualification parle des capacités. Nous voyons qu’un jugement sur un comportement (« dans cette situation, ton comportement n’était pas adapté ») ou sur des capacités ( « tu as besoin d’une formation prise de parole en public pour t’améliorer en réunion ») aura des impacts différents d’un jugement portant sur l’identité au travers de "soft-skills" (« tu n’as pas une attitude positive »).
La littérature spécialisée est assez claire sur le concept de compétence. Pour reprendre les 2 personnalités régulièrement citées (Jacques Tardif et Guy Le Boterf), la compétence s'évalue en situation. Elle est dépendante d'état internes (psychique, physique, physiologique...) et externes (environnement facilitant ou non, système hiérarchique, outils, moyens...). Ces points sont malheureusement souvent oubliés, les organisations cédant à la facilité en voulant :
Alors que la notion de compétence était déjà discutable dans sa compréhension et ses mises en œuvre, ces nouveaux termes produisent un effet de mode mais ajoutent de la confusion.
Soft skills ?
Dans le site internet d'un cabinet de formation vantant un "référentiel des soft skills", on peut trouver :
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... une longue liste de "compétences" relevant d'une pensée managériale qui n'est focalisée que sur l'obéissance, l'ordre et la soumission (je ne questionne pas la nécessité de l'ordre, mais bien une vision uniquement centrée sur ces éléments) mais jamais sur l'échange, l'esprit critique, le débat d'idées, la confrontation et les pratiques démocratiques.
Par exemple, la politesse peut prendre des formes différentes selon nos milieux sociaux, nos cultures, voire selon les milieux professionnels. De quelle forme de politesse parle-t'on dans un référentiel de soft-skills d'un grand cabinet de recrutement ?
Parler en public, savoir se tenir devant l'autorité, dégager de l'assurance et du charisme, de la confiance en soi, avoir une « posture » sont des attitudes comportementales culturellement pré-déterminées, héritées de nos conditions de vie.
Les soft skills, des outils pour quoi ?
Juger de la capacité d'une personne à avoir ou non confiance en soi relève surtout d'un jugement sur ses origines, sa trajectoire sociale, sa culture. Est-ce vraiment ce qu'on cherche à mesurer ?
Quand nous imposons une mesure des "soft-skills", nous produisons des effets pour la personne évaluée (en fait : contrôlée), en jugeant de ce qui fait son identité plutôt que ses comportements le tout avec des conséquences potentielles : l'écarter de certains emplois, de primes, de reconnaissance, non sur la base de qualifications à acquérir, de comportement objectivables, de résultats, de qualité de production, mais sur la base de ce qui fait son identité et ses héritages culturels, sociaux et symboliques.
Soft skills et objectivation
Aussi séduisant soient-elles, les "soft-skills" présentent de nombreux biais et ne font pas encore l'objet d'un consensus scientifique accepté.
Prétendant objectiver de nombreux processus RH (recrutement, évaluation, formation, coaching... ), cet outil délaisse pourtant totalement les trajectoires de vie des individus : il se fonde sur la croyance est que chaque individu doit être pris isolément, indépendamment de son contexte et qu'il lui suffira de travailler, de se former, de se coacher pour « s’améliorer ». Il s'agit non seulement d'une entrée très individualisante, mais surtout naïve, et à l'encontre des préconisations des grands auteurs en la matière (c’est à dire : la compétence dépend de facteurs internes et externes).
Par ce type de référentiels, le tri des travailleu·r·se·s sur leur propension à obéir, à être confiant·e·s, enthousiastes et ce quelles que soient les missions et objectifs de l'entreprise peut être réalisé sous les aspects difficilement discutables de l'objectivité, puisque les éléments attestant du sérieux de la démarche sont là : référentiels, certificats ou badges, ouvrages, engouement des grandes entreprises, des chasseurs de tête ..
Dans le paysage RH et recrutement, les softs skills apportent du renouvellement et créent de la valeur pour les éditeurs de tests, pour les formateurs indépendants, pour les cabinets de recrutement… avec la promesse d’une parfaite adéquation profil - poste qui reste loin d’être démontrée, tout en répondant à l’injonction faite aux services RH d’innover dans leurs processus.
Au-delà d'une simple mesure de la docilité, le risque majeur est un glissement d’outil de recrutement innovant et disruptif à outil de légitimation des discriminations sociales et culturelles…
Cheffe de projet Innovation RH
1 ansAnalyse passionnante qui pousse à réfléchir, merci !