Chapitre 4: Comment concilier rotation vers le business à impact et exigence de rentabilité économique ?
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Chapitre 4: Comment concilier rotation vers le business à impact et exigence de rentabilité économique ?

Par Jérôme Lemouchoux et Julien Fanon - Cet article est le quatrième d'une série consacrée à l'urgente réinvention du modèle libéral. Pour participer activement à la résolution des déséquilibres sociétaux, l'entreprise doit modifier son business model et son operating model, sous l'impulsion (souhaitable) d'un Chief Impact Business Officer. Cette transformation peut-elle être compatible avec l'exigence de rentabilité économique des entreprises?

Une entreprise peut décider de faire pivoter son modèle d’affaire pour avoir un impact sociétal plus fort. Cette décision va entraîner un certain nombre d’arbitrages, parfois douloureux, lorsque l’intention devra être traduite en actions concrètes (ou en renoncements). Ce nouveau modèle d’affaire, ce business model à impact, devra être évalué par l’entreprise avec les instruments de pilotage dont elle dispose.

Disons-le d’emblée – ni les indicateurs classiques utilisés dans notre économie ni la structure capitalistique des entreprises ne favorisent a priori l’émergence de ces nouveaux modèles.

  • La croissance – mètre étalon de la santé de notre économie (via le PIB) et de celle de nos entreprises (via leur chiffre d’affaire et leur profitabilité) - est par définition calibrée sur des indicateurs incomplets. Une partie importante du capital nécessaire pour la création de la valeur est généralement oubliée de l’équation, ainsi vont le coût humain des transformations (surcharge d’activité, angoisses face au changement, voire licenciements), le coût réel des matières premières (si les entreprises d’extraction attribuaient un coût au pétrole extrait des réserves sous terraines, leur bilan serait certainement différent), le coût social subit par les territoires, le coût de la gestion des déchets nécessaires à la production, etc.
  • La structure capitalistique de nos entreprises est majoritairement constituée d’investisseurs à moyen terme (autour de 20 mois). Face à ces acteurs, la dialectique d’un impact positif à long terme est rarement gagnante.

Bref – le business à impact est bon pour la planète, bon pour les communautés, bon pour notre Société, bon pour les collaborateurs – mais toutes ces évidences ne sont probablement pas suffisantes pour convaincre un actionnaire de soutenir la rotation du modèle d’affaire. Comment aligner la gouvernance d’entreprise sur la rotation nécessaire vers un business à impact ?

La solution la plus naturelle serait d’introduire de nouveaux indicateurs aux côtés des indicateurs économiques « classiques ». Ces indicateurs seraient alignés avec l’impact positif que l’entreprise a énoncé dans sa raison d’être – les kWh / m² si l’impact est celui de l’efficience d’énergie, l’insertion de demandeurs d’emploi si l’impact est axé sur la réduction du chômage, etc. La littérature est florissante sur ce concept « d’integrated balance scorecard » mais la limite reste évidente : à l’heure de vérité, quand un arbitrage doit être fait, ces indicateurs extra financiers pèsent rarement autant que l’indicateur économique.

L’argumentaire en faveur de la rotation vers le business à impact doit être écrit, au moins pendant une période de transition, avec les mots de la finance d’entreprise. Il doit s’inscrire dans les logiques d’arbitrages que les grands groupes maîtrisent depuis des décennies. Il doit réconcilier cette rotation avec la rationalité économique « froide » de l’entreprise.

Les études montrent que les entreprises qui s’engagent dans la voie de la responsabilité et de l’impact positif présentent des résultats financiers meilleurs que ceux de la moyenne du secteur, tant en terme de valeur de l’entreprise que de profitabilité. Ces études ne suffiront probablement pas à convaincre les plus réticents dans la salle du conseil qui voudront jauger de la rentabilité financière des projets de rotation vers le business à impact de manière plus concrète. Par bonheur, nous pensons que la plupart des projets traduisant une raison d’être à impact positif peuvent présenter des retours économiques convaincants. Plusieurs cas de figures se présentent.

1. Une évolution de business model ou d’operating model peut présenter un business case intéressant.

  • Il peut être profitable de supprimer un impact sociétal négatif : L’entreprise peut décider d’abandonner des activités existantes car elle considère qu’elles ont un impact sociétal trop fortement négatif. Un énergéticien peut décider de céder ses infrastructures de production les plus polluantes. Un banquier peut arrêter les services de crédits ciblant les ménages fortement endettés. Un fabricant d’automobile peut stopper ses gammes les plus polluantes. Il faudra que le porteur de projet puisse prouver que la perte de revenu générée par la cession pourra être compensée à court terme par une hausse de la profitabilité (si les activités cédées étaient en plus dilutives), ou en hausse de la valeur de l’action (si le marché valorise cette session). Un exemple récent – la chaîne d’article de sport Dick’s Sporting Goods – un équivalent américain de Décathlon, a décidé l’an dernier de déréférencer les fusils automatiques, après la tuerie du lycée de Parkland. Ces articles du rayon chasse représentaient près de 2% du chiffre d’affaire des magasins – la valeur de l’action en revanche a gagné 10% suite à l’annonce de leur retrait. 
  •  Il peut être profitable de chercher à développer et commercialiser de nouveaux produits ou services à impact sociétal positif. Notre article précédent a présenté plusieurs axes de réflexion. A une époque où l’impact est plébiscité par les consommateurs, nous pensons que ces nouveaux services et produits peuvent représenter des opportunités commerciales non négligeables – la contrainte devenant alors source de créativité et d’innovation avec des perspectives économiques intéressantes. Les revenus de Patagonia, par exemple, ont triplé sur les dix dernières années, suite à leur positionnement très fort en matière d’impact sociétal. Ou l’entreprise Interface qui a réussi à dégager un chiffre d’affaires d’1 milliard d’euros avec un concept de moquettes recyclables à l’infini. Elle met à disposition des entreprises de la moquette sous forme de leasing, et s’est fixé un objectif ambitieux de zéro impact sur l’environnement d’ici 2020

2. D’autres projets deviennent rentables une fois les externalités positives et négatives clairement identifiées.

Conduire les nouveaux projets de manière plus responsable peut s’avérer économiquement plus intéressant une fois intégrées les externalités positives et négatives. L’entreprise peut ainsi décider de valoriser de manière plus juste ses futurs projets. Un projet d’automatisation des processus présente souvent des retours sur investissements de l’ordre de la demie année… mais les coûts potentiels humains sont rarement pris en compte. Le projet se justifie-t-il si le business case ne repose que sur la suppression des ETP correspondants ? S’ils ne sont pas ré-employés, le business case devant intégrer les coûts de reclassement ou de licenciement reste-t-il toujours aussi intéressant ? Les business case ont tout intérêt à intégrer ces externalités négatives car ces coûts seront in fine supportés par l’entreprise. A l'inverse, chercher à développer les externalités positives d'un projet et les intégrer dans la projection économique peut in fine rendre ce projet plus intéressant.

3. Les projets à impacts peuvent présenter des retombées économiques secondaires qui doivent être modélisées et prises en compte

Au delà de l'impact économique direct du projet considéré (enrichi de ses externalités), des impacts secondaires sont à prendre en compte, augmentant la rentabilité potentielle de la transformation de l'entreprise:

  • Impact sur les collaborateurs : La rétention des salariés et notamment des meilleurs talents sera probablement améliorée (88% des collaborateurs souhaitent travailler pour une entreprise qui s’engage sur un impact sociétal), entraînant des économies significatives (le coût de l’attrition peut représenter un an de salaire brut),
  • Impact sur les candidats : 90% des jeunes diplômés privilégient une entreprise qui soigne son impact sociétal (une des entreprises du CAC40 qui communique abondamment sur sa « rotation » a enregistré un « saut » de 300% des candidatures sur les 3 dernières années), les chasses coûteuses peuvent ainsi être réduites,
  • Impact sur les consommateurs : l’Observatoire des Marques Positives a montré une forte corrélation entre le niveau de positivité perçue d’une marque - à travers sa raison d’être et ses produits - et l’intention d’achat : un consommateur dont la perception d’une marque est positive présente en moyenne une intention d’achat 2,4 fois supérieure à celle d’un consommateur qui ne perçoit pas cette positivité – l’image d’une offre vertueuse peut rejaillir sur d’autres offres de l’entreprise, et entraîner une hausse de chiffre d’affaire de l'ensemble du portfolio d'offres.

Objectiver la rotation vers un business à impact peut être un exercice complexe, il n’en est pas moins indispensable pour convaincre les actionnaires et permettre à l’entreprise de réellement changer l’échelle de son impact. Cette rotation nécessite un modèle économique précis, détaillé. Un « social case » doit venir en complément du business case classique et intégrer de manière honnête les externalités positives et négatives des offres considérées.

Pour mener à bien ce travail, il faut identifier ces externalités, les comprendre, savoir les valoriser. C’est un exercice compliqué mais qui devrait être exigé par les actionnaires dont l’intérêt est également de pouvoir appréhender la valeur totale d’un projet

Une fois ces externalités intégralement valorisées, il est probable qu’une part significative des projets à impacts deviendront logiques d’un point de vue économique et à un horizon de temps compatible avec les exigences des actionnaires, soit parce que le projet en lui-même est rentable à court terme, soit parce qu’il devient plus intéressant que l’alternative non responsable une fois les externalités inclues.

Cet article est le quatrième d'une série consacrée à l'urgente réinvention du modèle libéral.

Premier article : Vers la fin du capitalisme ou vers sa renaissance ?

Deuxième article : La rotation des entreprises vers le business à impact : par où commencer ?

Troisième article : la transition urgente à incarner par le ou la Chief Impact Business Officer


Thomas Van Craen

Managing Director at Triodos Bank Belgium

5 ans

Your article deals with the fascinating and urgent issue of transition, and gives sensible ideas to make significant progress. It would be helpful to keep reminding readers that, even though the strategic changes you are suggesting might already be quite challenging (even 'douloureux') to achieve, they are only one step, be it important, in this transition. E.g. the role of a Chief Impact Officer should be temporary, until impact is fully integrated in the company's mission and processes. And not all externalities will ever be translated in a financial impact, requiring leaders to dare taking decisions also based on values. Fundamentally, it is about holding a multigenerational perspective for all strategic decisions. 

Jacques-Emmanuel Durand

Le Pour Quoi de l'entreprise est l'Homme

5 ans

Vous pourriez sérieusement enseigner ceci en école de management.

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