Combien de temps me reste-t-il encore à vivre ?
Promenade du bord du lac à Seedorf, Suisse. Sonia Lavadinho, 2020

Combien de temps me reste-t-il encore à vivre ?

Je ne connais bien évidemment pas plus que vous la réponse à cette question. Et pourtant, je suis raisonnablement sûre que je serai encore en vie demain. Comment puis-je en être si certaine ? Une jolie courbe de probabilité, appelée « espérance de vie », m’en fournit (partiellement certes) l’assurance. Bien entendu, je ne suis pas à l’abri d’un accident imprévu ou d’une soudaine attaque cardiaque, mais « en moyenne » je suis censée vivre encore une bonne trentaine d’années. Comment je le sais ? Le calcul est simple : je viens de fêter mes cinquante ans. Je regarde le tableau de l’Office Fédéral de la statistique suisse, qui me rassure en affirmant qu’étant une femme, j’ai encore 36,1 ans à vivre. Merci pour le mois au rabais supplémentaire. J’en ferai bon usage. Je partirai en vacances juste avant de déménager dans ma dernière demeure.

Nous vivons de plus en plus longtemps. En ce XXIe siècle, un phénomène inédit est arrivé à l’échelle de l’histoire humaine : nous avons doublé en un siècle notre espérance de vie, et gagné au passage une vie entière en plus. 

Mais une vie, ça semble toujours trop court, même si aujourd’hui c’est plus long que jamais : 30 000 jours. 4 000 weekends. Tel est notre capital à la naissance. Personnellement, j’estime que c’est trop court. Pour deux raisons : 

- la première, c’est qu’à 50 ans il ne me reste bien entendu plus du tout 4 000 weekends à vivre, mais seulement, dans le meilleur des cas : 1 877, 2 weekends (je ne vois pas très bien à quoi correspond le 2 après la virgule, mais je ne vais pas cracher dessus : dès fois que cela me permette de partager un dernier brunch avec mes proches les plus proches… il faut faire feu de tout bois, n’est-ce pas ?)

- la deuxième, c’est que je ne vois pas très bien pourquoi j’achèterai une maison, même si je vais bientôt enfin atteindre l’âge de le faire : en Suisse, la moyenne d’âge des propriétaires est de 58 ans, et une famille doit épargner en moyenne 8 ans pour acquérir son bien. Il me faudrait démarrer de suite, car à 50 ans je suis déjà un peu en retard. Remarquez que ce n’est pas le cas partout. Il me suffirait de déménager en France pour prendre un coup de jeune : de 37 ans il y a encore quelques années, l’âge moyen pour y devenir propriétaire y est descendu à 32 ans actuellement. Mais trêve de cette comparaison : il n’est pas question ici de chipoter sur ces différences d’âge, ou sur les prix d’achat des biens immobiliers qui varie fortement entre les deux pays, ou encore sur les conditions des prêts immobiliers quasi impossibles à obtenir en Suisse, alors que dans une France de propriétaires tout est au contraire fait pour faciliter l’accession, même lorsque ce ne serait pas la bonne chose à faire du point de vue de la capacité des ménages de porter cet achat et tous les frais qui pourront aller avec... D'autant que pour les Suisses de la génération Y qui veulent tout de même sauter le pas et devenir propriétaires, des solutions existent, dont le 3ème pilier de la retraite ou le crowdfunding immobilier, certes encore une niche, mais qui connaît des taux de croissance impressionnants ces dernières années. 

La question que je veux poser à mes invités aujourd’hui, lors d’un dîner que j’organise à la maison (une maison que je loue, je précise), est celle-ci : à quoi cela me servirait, d’investir au bas mot un demi-million, voire plus d’un million de francs suisses pour acheter une maison ? 

Lorsque je divise cette coquette somme par le nombre de weekends qu’il me reste à vivre, cela représente 532, 75 CHF. De quoi m’offrir chaque weekend un joli boutique hôtel design comme je les aime.

Je suis bien consciente qu’il me faudrait de toute façon encore payer pour dormir les autres nuits de semaine, mais ce sont généralement des nuits où je ne fais que m’écrouler sur mon canapé avec un thé et un bon bouquin à la main, voire directement dans mon lit, bien fatiguée que je suis après une longue journée de travail et avoir pendulé toute la journée, pour pouvoir me payer cette maison, justement, parlons-en. Pourrais-je réellement profiter des autres aménités que la maison pourrait potentiellement m’offrir en semaine ? Ce n’est évidemment pas faute des m2 à disposition, qui sont les mêmes en semaine que pendant le weekend : non, la vraie pénurie est ailleurs. Je n’aurai jamais assez d’heures libres pour en profiter vraiment, de cette maison. La faute à ce système 5/2 hérité de l'économie secondaire, alors que nous sommes rentrées dans une économie tertiaire depuis belle lurette... Peut-être que si la semaine était organisée selon un système 4/3, ou même - osons rêver un peu en ces temps de conf calls à tout va et de robotique accélérée qui prend tous nos emplois - un système 3/4, peut-être que si j'avais assez de temps pour bricoler et jardiner, alors le jeu en vaudrait-il la chandelle ?

Mais si, bien sûr que si, le jeu en vaut la chandelle, me rétorque un couple de mes amis invités à ce dîner : quand tu seras à la retraite, tu pourras en profiter, c'est évident, vu que tu ne seras pas encore morte. Oui, sauf qu’à la retraite, je ne sais pas si je voudrais toujours habiter ce pavillon en périphérie qui a certes l’avantage d’être tout près de l’accès d’autoroute ET de la gare et semble aujourd’hui parfait pour la pendulaire que je suis. Mais vu qu’à la retraite je ne pendulerai plus, cela me semblera sans doute bien moins parfait, car cela me fera alors rester 21,1 ans dans une maison pendulaire pour rien. J’aurai préféré tant qu’à faire m'acheter un petit chalet en montagne. Évidemment, je n'ai qu'à commencer tout de suite par là, me rétorquent-ils. Mais à ce moment-là, il me faudra doublement penduler pendant les prochains 15 ans. Bref, c’est un choix cornélien : de ceux qui vous font vraiment envie d’opter d’une fois pour toutes pour le télétravail…

Dépitée, je me tourne vers un autre couple de mes amis qui est aussi invité à ce dîner : ils estiment que tout l’intérêt de l’achat est de pouvoir transmettre ce bien immobilier aux enfants. Pas de bol, je fais partie des 27% de ménages sans enfants. Entre la poire et le fromage, mon dernier couple d’amis invités à ce dîner (dont les ados infernaux viennent enfin d’atteindre leur majorité) souligne que de toute façon ce n’est pas parce que tu as des enfants que tu es tiré d’affaire : leur fils va partir faire du bénévolat pour sauver les chauve-souris au Guatemala, et leur fille compte faire ses études de design à Montréal, qui appartient au réseau des 10 capitales UNESCO du design. Ben non, ni Montréal ni d’ailleurs aucune de ces 10 capitales du Design dispersées sur tous les continents ne se situe tout près de mon potentiel futur chalet au milieu des Alpes dont elle pourrait hypothétiquement hériter, si c’était ma fille. Quant au Guatemala, cela impliquerait la bagatelle de 10 000 km à parcourir, et nous n’osons même pas calculer combien de tonnes de C02 par an cela générerait en allers-retours, même ponctuels : inimaginable pour un enfant de la génération Greta. Mes amis soupirent : non, je n’aurai probablement pas de candidats qui se pressent pour ma succession, même si j’avais des enfants. Sans compter que dans 36,1 ans, qui sait où vont les mener leurs carrières, leurs amours, leurs passions ? C’est encore toute une vie qui est devant eux.

Plus grave encore : c’est encore toute une vie qui est devant moi.

J’aurai peut-être envie de continuer de changer de domicile bien souvent dans ces prochains trente ans. A 50 ans, ma half-life est certes déjà passée : mais il reste encore trop longtemps devant moi pour savoir avec certitude où la vie me mènera. 

Aujourd’hui on déménage en moyenne 4 à 5 fois dans sa vie, alors qu’au début du siècle dernier on restait toute sa vie dans la même maison, et on la transmettait à coup sûr à ses enfants, qui avaient eux-mêmes bien de chances d’y habiter toute leur vie à leur tour. Certes, les propriétaires déménagent moins souvent que les locataires : tous les 13 ans plutôt que tous les 7 ans en France, un peu moins en Suisse, où l’on pendule plus en revanche pour se maintenir habitant au même endroit. Difficile donc de dire d’ici trois décennies si je pourrai leur transmettre cette hypothétique maison, où même s’ils en voudraient encore à ce stade-là du championnat : oui, car d’ici à ce que je meure, ils auraient eux aussi plus de 50 ans. Bien assez de temps pour s’être déjà acheté leur propre maison s’ils le souhaitent – et ailleurs plutôt qu’ici. La mienne, ils vont finir par la vendre !

Je ne veux pas jouer les trouble-fêtes, me dit mon frère, aussi présent à ce dîner : mais avec le changement climatique, ce n’est pas dit que ton chalet sera viable à la revente, ni même ton pavillon en périphérie. La Suisse connaît déjà le scénario à 2° C, du fait de son micro-climat influencé par les Alpes. La fonte des glaciers s’accélère chaque jour : ils vont tous disparaître en Suisse d’ici 2050, même le glacier d’Aletsch, qui a beau être le plus grand glacier d’Europe inscrit à l’UNESCO, rien n’y fera, il fondra quand même. Donc ta superbe vue sur les sommets enneigés ne sera plus qu’un souvenir à ta mort en 2058. OK ce sera plutôt 2058,1. De toute façon ton mois de sursis ne changera rien aux glaciers : ils mourront de toute façon avant toi.

J’acquiesce de la tête, pensive. C’est vrai que cette année, alors que nous ne sommes qu’en 2021, j’ai déjà eu la visite des pompiers à la maison deux fois : en janvier avec l’avalanche à 50 mètres de ma porte : il a fallu l’évacuer un samedi matin à 8 heures pour qu’ils puissent déclencher une avalanche supplémentaire afin de sécuriser les lieux. Un weekend pourri, imaginez donc : non seulement on risque de finir sous une tonne de neige, mais sans même pouvoir faire grasse matinée. En juillet, rebelote : voilà les pompiers qui reviennent pomper, justement, car comme beaucoup, j’ai été victime des inondations qui ont eu lieu dans toute l’Europe centrale : l’on a beaucoup parlé de l’Allemagne et de la Belgique, à cause des morts. En Suisse il n’y a pas eu de morts, l’on a pu un peu mieux s’y préparer, grâce aux mesures de prévention prises suite à la dernière inondation centennale, datant de… 2005. Mais malgré toutes les préparations, au bout de trois semaines de pluies ininterrompues toutes les rivières et tous les lacs ont débordé à la fois, menant à la saturation totale du système hydrique suisse, un phénomène inédit jusqu’ici. Le premier bilan annonce pour plus de 1,8 milliard de dégâts. Mais les plus grands dégâts dans le sillage du changement climatique sont l'incertitude; la crainte que cela se répète et que la prochaine fois ce soit pire. Les catastrophes climatiques sont d'ores et déjà citées par les futurs acquéreurs en 4ème place des critères de choix de localisation de leur logement.

C'est sûr que j'aurai ce critère à l'esprit si je devais demain acheter une maison, où qu'elle se trouve. Car je l'ai frôlée de trop près, cet été, cette catastrophe. Le risque d'inondation est devenu une certitude. Le lac des Quatre Cantons, qui m’est pourtant si familier, celui où je fais du kayak tous les jours, est devenu d’un calme d’autant plus menaçant qu’il n’arrêtait plus de monter, lentement mais sûrement, 10 cm chaque jour. C’est en le regardant monter chaque matin au réveil que j’ai vraiment compris dans ma peau cette fameuse notion de Compound effect que j’affectionne tant, si bien décrite par Darren Hardy dans son ouvrage éponyme. Chaque jour, de nouvelles villes et villages se réveillaient les pieds dans l’eau. Dont le mien, qui ne s’appelle pas Seedorf (le village du lac en allemand) pour rien. Beaucoup de maisons proches du lac sont touchées par la montée des eaux. Dont la mienne, lentement mais sûrement : un mètre, puis deux, puis 2,20 mètres. Décidément les enjeux se comptent en décimales de nos jours. La cave inondée, puis le jardin, bientôt la maison. Ouf, l’eau s’est arrêtée enfin, à peine à 15 cm du seuil de la porte. J’avais déjà commencé à évacuer les affaires en hauteur. Et heureusement, comme beaucoup de mes voisins, j’avais mon paddle sous la main pour pouvoir sortir de chez moi. J’ai essayé de passer ce brin d’angoisse sous un fou rire en argumentant que le paddle, c’était la nouvelle forme de mobilité douce à la mode cet été pour penduler jusqu’à la gare. Mais la sensation d’être devenue une réfugiée climatique alors que j’habite dans un landlocked country en plein milieu de l’Europe, elle, est restée, entêtante, persistante, et d’autant plus étrange que lorsqu’on habite à plus de 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, l’on se dit que la montée des eaux, ce n’est pas pour tout de suite. On n’est tout de même pas en Bretagne ni au Bangladesh... 

Ce n’est pas un chalet qu’il te faut. Mon frère interrompt brusquement le fil de mes souvenirs. Tu ferais mieux d’acheter une arche de Noé plutôt ! Assène-t-il avec un sourire goguenard en dégustant son dessert. Il nourrit un projet de maison entièrement auto-construite, autonome en énergie et en eau : fais comme moi, achète une yourte mongole. Ce sera plus pratique pour déménager tout le temps, et bien moins cher de surcroît. Je soupire, résignée. Vrai que ces yourtes font envie : elles sont belles, toutes rondes, posées si légèrement dans le grand paysage de ces steppes sans fin, et de surcroît elles résistent à des températures extrêmes de -40 à + 40° C. 

Ok, Ok, j’ai compris, j'arrête avec cette histoire de maison. Je vais plutôt investir dans mon cercueil. J’ai lu un article récemment qui vantait un modèle en bambou, fabriqué avec un procédé entièrement zéro carbone. C’est un peu cher à l’achat, je trouve, mais l’avantage est que ce sera compatible avec les normes en vigueur en 2058. Et au moins cette demeure-là sera rentabilisée, puisqu’elle est éternelle. 

Ou presque. Oups. Recyclage post-mortem, quand tu nous tiens…

Excellent billet !

Sam Cohen

Responsable énergies renouvelables chez Ville de Marseille

2 ans

J'ai beaucoup apprécié l'humour de cet article, tout comme j'ai apprécié votre humour hier, à Marseille, où j'ai fait votre connaissance lors du Printemps des adhérents d'EnvirobatBDM. Je suis tout à fait d'accord avec vous. N'étant pas favorable à la pendularité et préférant être à quelques minutes à vélo de mon lieu de travail plutôt que de perdre du temps dans les embouteillages ou dans les transports en commun, j'ai dû choisir de rester locataire. Je vois que vous estimez que c'est une bonne solution. Mais je révérais d'avoir une maison mobile que je pourrais déplacer selon mes envies, peut-être passerais je le pas lors de ma retraite. Merci encore pour les sourires que votre lecture crée.

Jean Coldefy

Expert mobilité Directeur du programme Mobilité et transitions chez ATEC ITS FRANCE

2 ans

Un universitaire bien connu ayant travaillé en Suisse faisait remarquer que la Suisse était l'un des pays européens où les habitants depensaient le plus en retraite par capitalisation, les retraites publiques Suisse pèsent deux fois plus dans le pib qu'en France. Le logement en France est le pendant Suisse d'une dépense privée pour assurer ses vieux jours.

Didier Hue

Responsable Systèmes de Transport et Sécurité à la Retraite

2 ans

Très bien écrit. Avec un peu d’humour je dirais que "dans mon jeune temps", c’était les Shadocks qui pompaient, je m’aperçois qu’aujourd'hui ce sont les pompiers suisses (...entre autres), que demain ce sera nous, et que pour le choix de notre dernière demeure il nous faudrait choisir un bois tropical imputrescible :) et, en clin d’œil à ce billet formidable, j’ai bien noté que pour le dessert (de notre vie, par analogie), c'est une yourte qu’il nous faudra choisir...Et pas de pot (de yourte bien sûr), pour ceux qui auraient préféré l’île flottante, car elle aura pris l’eau;)

Julien REAU

Directeur Innovation @Transdev France

2 ans

Merci Sonia pour ce billet original ! Je reviens sur 2 points : - Découper en semaines, c’est intéressant comme unité pour la prise de recul ! ainsi on aurait plus souvent des opportunités pour se questionner. - ton questionnement concernant l’achat d’un bien (non pas pour le posséder mais pour l’usage qu’il en est fait) : très vrai pour divers sujets : maison, voiture, vélo, voire équipement de cuisine…

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