"Communication, société et gouvernance : la révolution silencieuse"
"Que l’on s’imagine en aficionado du tout connecté, ou en conservateur gardien d’un ordre social strictement organisé, la vague numérique modifie durablement notre environnement, et nous allons devoir restructurer nos sociétés pour pouvoir embrasser ses enthousiasmantes possibilités, tout en relevant les défis qu’elle nous pose.
La réalité s'impose à nous, quoi que nous en pensions : l'irruption permanente et durable des modes de communication digitaux dans notre quotidien représente, à tous points de vue, un changement majeur dans l'évolution de nos sociétés. Dans le domaine de la systémique, le constat est clair : changer le mode de communication au sein d'un système, et donc la façon dont son information circule, c'est obliger l'intégralité du système à se réorganiser autour de ce changement majeur. Ainsi, le système absorbe le changement - et change de nature et de structure, en raison de cette absorption. En deux mots, cela signifie que toute notre société est en train de vivre une véritable révolution silencieuse : elle va donc être durablement modifiée, dans la mesure où ses modes de circulation d'information ont radicalement changé.
Ainsi donc, le rapport aux objets connectés, l'omniprésence des smartphones, l'irruption du digital dans les champs de la santé, du management ou de l'éducation bouleversent les rapports des professionnels à leurs pratiques. Malgré cette évidence, nous peinons à accepter les nouveaux horizons qui s'ouvrent à nous ; tourmentés par les mouvements telluriques des possibles, angoissés par le vide laissé par ces transformations au réel, nous pouvons avoir le réflexe de nous tourner vers des valeurs plus traditionnelles ou proches d'une authenticité de façade. Replis des sociétés sur elles-mêmes, remise en cause des acquis progressistes (IVG, ouverture des frontières, droits des femmes, etc.), séduction des modes de consommation locavores et bio ; ces différents mouvements de fond ne sont vraisemblablement pas étrangers au fait que notre système social, pour la première fois de son histoire, vit une transformation drastique et profonde de son rapport à la circulation de l'information.
Nos institutions, nos organisations et nos entreprises peinent elles-mêmes à comprendre ce qui est en train de se passer, et à savoir quoi faire de ces changements ; ceci repose sur trois éléments importants. Le premier est le fait que dans l'univers du digital au sens large, la prise de décision et l'émergence de projets se fait sur le mode de la collaboration et de la coopération. Internautes et utilisateurs se retrouvent sur des forums ou des réseaux sociaux, échangent des pratiques et des services, co-financent des projets culturels ou entrepreneuriaux, co-signent des publications sur des plateformes variées et s'engagent autour de pétitions ou de mouvements divers et variés. De ce point de vue, la chose est claire : lorsque l'on s'immerge dans les univers numériques, ceux-ci ont déjà profondément modifié les rapports qu'entretiennent entre eux collectifs et individus. Une société nouvelle y émerge et s'y déploie, avec sérénité, engagement et enthousiasme - non sans être consciente des défis qui l'agitent.
Le deuxième élément entre en confrontation directe avec cette révolution silencieuse : elle se passe dans la fameuse "vie réelle" (comme si la communication digitale n'avait rien de réel ou constituait un monde parallèle !) et nous renvoie à un mode de fonctionnement résolument vertical et hiérarchique, là où le fonctionnement digital invite précisément à l'horizontalité et à la co-construction. Les entreprises, les institutions et les partis politiques se retrouvent piégés : engoncées dans un fonctionnement patriarcal, polluées par des décennies de culture du chef ou du patron, nos organisations ont beaucoup de mal à mobiliser leurs troupes autour de modes de management dépassés.
Les initiatives d'intrapreneuriat ou de management participatif sont trop timides : les salariés et les collaborateurs grognent, se sentent écartés des procédures de décision et se retrouvent trop souvent confrontés à des plafonds de verre, mis en place par des directions qui tentent à tout prix de se protéger. Alors que tout le monde semble conscient des bouleversements qui se font jour, les tenants des ordres établis, et donc des relations de pouvoir, font tout pour se protéger et essayer de sauver les vieux privilèges qui parvenaient à perdurer jusque-là : les dirigeants peinent à diriger, les cadres des partis politiques oublient de produire des idées, et les responsables de nos institutions se débattent dans le tsunami des changements sociaux et économiques qui les engloutissent.
Ceci nous amène à un véritable problème, qui constitue notre troisième élément : l'inflation, partout, de la bureaucratie comme mode de gouvernance. Les organisations, prises entre les envies de coopération de leurs bases et les vieux réflexes hiérarchiques de leurs directions, sont en train de tomber malades. En effet, entre les bases et les directions se crée un vide : comme les modes traditionnels de gouvernance ne sont plus considérés comme légitimes, que les directions peinent à trouver de nouvelles façons d'asseoir une autorité et que les bases protestent à grands coups de projets collaboratifs, un mécanisme rigidifiant se met en marche.
Des services ou instances anonymes et satellites, au sein des entreprises ou des institutions, tentent de combler les doutes de la gouvernance par la production excessive de procédures, qui freinent les désirs des forces vives, tout en réfrénant les directions dans leurs mouvements. Nous assistons à une surenchère de postes de professionnels de gestion de la procédure, qui créent des freins là où il faudrait de la souplesse et de la subsidiarité : experts en qualité, contrôleurs des ressources humaines et gestionnaires se taillent une place centrale. En conséquence, un mode de gouvernance s'impose dans un esprit d'administration pure et procédurale des structures, seul gardien du raisonnable, de l'objectivable et du chiffrable, nouvelle divinité à laquelle les individus sont amenés à se soumettre afin de garantir la traçabilité de leur activité, dans le fameux esprit totem de "démarche qualité".
Au milieu de ces chambardements, il convient de rester vigilant : tout reste à réinventer et il n'existe aucune fatalité. Cadres, salariés, professionnels de la santé ou de l'éducation, acteurs culturels et artistiques, entrepreneurs et artisans ont tous, sans aucune exception, un rôle à jouer dans la révolution silencieuse de nos sociétés. De surcroît, les clivages générationnels et sociaux secouent les ordres établis et créent des affrontements et des incompréhensions : les modes de management souhaités se dressent contre ceux qui existent, dans une épuisante bataille de contrôle du leadership. N'abandonnons pas notre place aux sirènes traditionalistes de l'ordre immuable, ou aux forces contraignantes d'une bureaucratisation totalement absurde. Plus que jamais, ce sont nos modes d'activité et de vivre ensemble qui doivent permettre aux entreprises, aux institutions et aux partis politiques de bouger - pour peu que ceux-ci se mettent, enfin et sans condescendance, à écouter véritablement les expériences et les initiatives des citoyens, dans leur diversité et leur singularité."
Source : http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-156424-communication-societe-et-gouvernance-la-revolution-silencieuse-1216510.php