De la pierre pour sublimer l'art culinaire
Pour qui aime vivre la gastronomie et non seulement la savourer, pouvoir participer à la complexe alchimie des ingrédients et de la matière première est une expérience fort gratifiante. Si l’innovation enthousiasme, reprendre et comprendre les gestes dont la tradition remonte loin dans le temps, peut être tout aussi enrichissant. Il en est ainsi pour le metate, meule dormante de pierre tripode, inclinée et légèrement concave. Elle n’est certes pas l’apanage du Mexique, puisqu’elle apparaît dans pratiquement toutes les cultures anciennes depuis environ 3000 ans, mais elle est un élément essentiel et incontournable de la cuisine mexicaine.
Ma curiosité pour le metate a commencé par le chocolat. En effet, quiconque déambule dans les rues du Mexique a forcément croisé une marchande proposant du chocolat sous sa forme originelle, en pastilles ou en boulettes, que l’on fait fondre par la suite dans de l’eau ou du lait selon les goûts (ou que l’on peut aussi croquer directement pour une saveur cacaotée intense et croustillante). Je savais vaguement qu’il était appelé chocolate de metate car les anciens le fabriquaient avec la meule dormante, mais je n’avais pas vraiment encore compris son autre appellation : chocolate de brazo (« chocolat de bras »). Puis un jour de Fête des Morts, je suis tombée par hasard sur un atelier au Musée du Chocolat de la ville de Mexico (MUCHO), proposant d’élaborer du chocolat suivant la méthode traditionnelle. Je me suis donc retrouvée agenouillée devant mon metate posé à même le sol sur un petate (natte de joncs), avec trois ingrédients à broyer : des fèves de cacao, du sucre de canne et de la cannelle. Pendant le (lent et laborieux) processus, une flamme allumée sous la pierre volcanique réveillait et exacerbait les senteurs. La pâte de chocolat se révéla tout simplement délicieuse, et je n’avais plus qu’une idée en tête : répéter l’expérience chez moi, nuancer le goût en jouant sur les textures et les ingrédients.
Il faut dire que la gastronomie mexicaine n’est pas un long fleuve tranquille. Je me suis retrouvée face à un premier défi : me procurer un metate, un « vrai de vrai » issu des volcans, et non en pierre reconstituée. N’ayant aucune aïeule mexicaine qui puisse me léguer le sien, comme cela se fait habituellement, j’avais cette idée romanesque que je pourrais en trouver un tout neuf dans n’importe quel tianguis (« marché »). Il s’agit, après tout, de l’un des ustensiles les plus emblématiques de la gastronomie mexicaine depuis des siècles, bien avant l’arrivée des Espagnols. J’ignorais que la quête ne faisait que commencer… J’ai commencé par l’État de Veracruz, destination Quiahuiztlan. Ce remarquable site de l’époque classique (1er siècle avant J.C. – 900 après J.C.), méconnu du grand public, est situé sur les rivages du Golfe du Mexique, entre un ciel et une mer qui semblent se fondre l’un dans l’autre. Il me semblait que le lieu était bien choisi, aux pieds du bien-nommé rocher Cerro de los Metates. Hélas, tous les metates exposés n’étaient là que pour le plaisir des yeux et celui d’imaginer quelqu’un d’autre broyant ses grains à l’autre bout de l’histoire, car il n’y avait nul vendeur en vue...
J’ai sillonné bien des marchés dans des villages, de Papantla à Malinalco. Seuls, les molcajetes abondaient. Eux aussi taillés dans la pierre volcanique et posés sur trois pattes, leur fonction est différente et complémentaire : ils sont mortiers alors que le metate est moulin. Quelqu’un eut la gentillesse de m’indiquer qu’il fallait me rendre à San Nicolas de los Ranchos, quelque part du côté du volcan Popocatépetl où l’on travaillait les blocs de basalte. Je craignais de m’y rendre pour m’entendre adresser un « Fíjese que… »* supplémentaire… En fin de compte, j’étais partie bien loin pour chercher quelque chose qui se trouvait pratiquement sous mon nez : car c’est bien au marché de Coyoacán, à Mexico, que j’ai fini par trouver le metate tant rêvé : un monolithe basaltique de pas moins de douze kilos, extrait des profondeurs des volcans.
Cuisiner avec la pierre se mérite : il ne suffit pas d’acquérir le metate et de s’en servir aussitôt comme d’un vulgaire ustensile culinaire. En effet, deuxième défi, avant toute utilisation, il est indispensable de l’apprêter au risque de retrouver de fines particules de pierre qui pourraient compromettre la qualité de la matière première que l’on triture. La curación (« apprêt ») est une tout autre expérience dans laquelle l’on broie à plusieurs reprises sur la meule des grains de maïs ou de riz crus à l’aide du metlapil (« molette ») saisi à deux mains jusqu’à ce que dans leur poussière ne reste aucune trace grise. Pour cela, il faut s’y reprendre autant de fois que nécessaire. Les muscles des bras se galbent (d’où l’appellation de chocolate de brazo) et ceux du dos se réveillent… J’en ai profité pour appliquer les mêmes soins à mon molcajete à l’aide de son tejolote (cylindre de pierre). Je dois honteusement avouer que jusqu’ici, – ô sacrilège – , j’avais utilisé le mortier tantôt pour casser (très efficacement) mes noix à coques, tantôt comme bougeoir ou même comme récipient décoratif pour des pétales de fleurs.
Cuisiner avec la pierre volcanique n’est pas une sinécure. La patience devient une nécessité ; le rythme est scandé par un va-et-vient du corps constant, l’attention se focalise. Rien de plus exaltant que de plonger dans les racines, de retrouver des gestes humains répétés pendant plusieurs millénaires et de ressentir le même bonheur, celui de nourrir au sens propre et figuré, entre art culinaire et sens sacré. Aucun aliment n’a le même goût que préparé sur la pierre volcanique ; celle-ci laisse les saveurs intactes et naturelles.
Du côté de l’histoire, l’on sait qu’en Mésoamérique, le metate servit d’abord à moudre le maïs. Sa pierre volcanique aussi sombre que celle des sacrifices avait-elle un sens cérémonial ? Sans aucun doute. Aujourd’hui encore, ne s’agenouille-t-on pas symboliquement devant le cacao à la dimension jadis sacrée ?
Si la fabrication artisanale des metates et molcajetes est faite par les hommes depuis l’époque préhispanique, une fois que l’outil intègre le foyer, la mouture devient le propre des femmes, dans un précieux savoir appris et légué au fil des générations. Ainsi broyés et moulus, les grains de maïs serviront pour la confection de tortillas, de tamales ou d’atole à partir de nixtamal**. D’autres ingrédients aussi divers que du café torréfié, des frijoles (« haricots rouges »), de la viande, du piloncillo (pain de sucre brut) ou du cacao y sont broyés à sec. Les moutures à l’eau permettent de fabriquer jus de fruits ou de légumes, des sauces pimentées.
Malgré une forte influence culinaire, ni les siècles de colonisation ni la technologie culinaire avec ses appareils ménagers tels que les robots multifonction, n’ont jamais réussi à remplacer le metate ou le molcajete. Bien au contraire, ces derniers se sont rajoutés au métissage culinaire, enrichissant la gastronomie mexicaine.
Les incontournables : Tortillas de maïs
Ingrédients pour 20 pièces :
500 grammes de maïs
Environ 1,5 litres d’eau pour couvrir le maïs
1 cuiller de chaux ou d’hydroxyde de calcium
1 cuiller à café de sel
1. Placer les grains de maïs dans une casserole et couvrir d’eau.
2. Diluer la chaux dans un peu d’eau, puis la verser dans la casserole.
3. Cuisiner les grains de maïs pendant une demi-heure ; ils doivent être al dente.
4. Laisser reposer pendant 8 à 12 heures maximum.
5. Rincer abondamment dans une passoire tous les grains et poser sur le côté du metate.
6. Moudre le maïs avec un peu d’eau de façon à obtenir une pâte lisse et agréable. Ce processus peut prendre plusieurs heures.
7. Rajouter le sel au fur et à mesure tout en travaillant la pâte.
8. Former de petites boules que l’on aplatit avec un presse-tortilla entre deux feuilles de papier cuisson.
9. Faire cuire sur un comal (plaque).
Recommandé par LinkedIn
Un plat façon préhispanique : Caldo de piedra
Ingrédients pour 2 personnes :
200 grammes de filet de poisson
200 grammes de crevettes
1 gousse d’ail
1 tomate verte
3 piments chile de árbol
Des feuilles d’epazote
Fumet de poisson
Sel et poivre
Citron vert
1. Faire chauffer le molcajete renversé à feu vif directement sur la flamme de la gazinière pendant une heure et demie. Attention, il faut le manipuler avec des gants épais.
2. Pendant ce temps, débiter le filet de poisson en cubes et peler les crevettes. Saler et poivrer.
3. Couper l’ail et la tomate en brunoise, puis l’epazote en chiffonnade.
4. Une fois que le molcajete est chaud, le retourner et le placer sur une surface résistant à la chaleur. Y incorporer le poisson et les crevettes, en remuant constamment avec une cuiller. Rajouter le piment, les tomates, l’ail et l’epazote, puis le bouillon.
5. Rectifier l’assaisonnement et accompagner de jus de citron.
Recette gourmande : chocolat de metate ou de brazo
Ingrédients :
1 boîte de gel combustible pour chafing dish
250 grammes de fèves de cacao légèrement torréfiées et pelées
1 bâton de cannelle
100 grammes d’amandes grillées et pelées
100 grammes de sucre de canne
1. Allumer et placer la boîte de gel combustible sous le metate.
2. Lorsque la pierre est suffisamment chaude, broyer à l’aide du metlapil tous les ingrédients jusqu’à obtention d’une pâte luisante.
3. Placer dans des petits moules cylindriques afin de former des pastilles, ou étaler uniformément sur une plaque légèrement huilée.
4. Laisser refroidir avant de consommer dans de l’eau, du lait ou tel quel.
* Fíjese que (littéralement « figurez-vous que… ») : formule consacrée au Mexique, utilisée en début de phrase pour faire comprendre que quelque chose est impossible
** nixtamal : grains de maïs cuits avec de la chaux, puis rincés afin d’être ramollis et ensuite cuisinés