Don et Abandon

Don et Abandon

En 1967 paraît l'ouvrage de Georges Bataille intitulé "La part maudite". Il est précédé et introduit par un article rédigé seize ans auparavant : "la notion de dépense". Bataille y avance l'idée que tout organisme vivant se charge d'avantage d'énergie que sa survie n'en demande. Cette énergie permet à l'organisme de croître tant que cela est nécessaire.

Mais lorsque les limites de cette croissance sont atteintes, l'organisme doit brûler cette énergie excédentaire, il est obligé de perdre sans profit. Bataille nous montre que la vie des phénomènes biologiques et chimiques tend à un développement d'une prodigalité luxurieuse. Cela se traduit dans l'effervescence de la vie. L'auteur se réfère à l'astre solaire "qui dépense sans rien recevoir".

L'un des thèmes très développé par l'auteur est celui de la sexualité. Bataille souligne le fait que l'humain utilise une énergie et des ressources considérables, bien supérieures à ce que nécessiterait le renouvellement ou la croissance de l'espèce. La dépense atteinte lors d'un orgasme ne peut être plus grande au sens vital et engendre une forme d'abandon, d'effondrement du moi, ce que le langage populaire appelle "la petite mort". Ce gaspillage d'énergie, cette dilapidation nous indique le chemin des excès de violence vitale. Une ébullition du monde voué à l'abandon, à l'écoulement et à l'orage.

À cette tendance de la vie naturelle viennent s'opposer les interdits. Ceux-ci rendent possible un monde protégé et réglé, un monde laborieux. Ainsi se retrouvent face à face production / destruction, économie / dépense. L'interdit n'est pas toujours respecté. La société qui découlerait d'un respect absolu de ces règles proposerait une vie sans excès dont les manifestations se trouveraient restreintes et étriquées. La transgression potentielle de l'interdit identifié forme avec celui-ci un ensemble qui définit la vie sociale. La transgression peut elle-même être organisée par la société. Bataille s'interroge au sujet de la prostitution organisée dans les temples hindous d'Inde (les devadâsis). Il se penche également sur les guerres archaïques dont la débauche de richesses et d'énergie nécessaire attendait généralement peu en retour. Les fêtes aussi sont des périodes de transgression définies par un début et une fin. Là apparaissent l'insouciance, la jubilation de la dépense et aussi la recrudescence des comportements à risques.

L'exemple du potlatch, forme de cérémonie propre aux Indiens d'Amérique du Nord, étudié par Bataille à la suite de Marcel Mauss, consiste en une destruction des richesses qui est aussi une rivalité par le don. Cette cérémonie ressemble à un défi lors duquel le chef de la tribu A offre une accumulation de biens (souvent acquis sur une année entière) au chef de la tribu B. Parfois même le chef A détruit devant les yeux du chef B des objets de grande valeur, afin de lui prouver son détachement au regard des choses matérielles. Le chef B est alors mis au défi de mieux faire une prochaine fois. Cette pratique engendre une pression telle dans la tribu adverse que cela était souvent l'origine d'éclats de folie, de conflits armés contre les tribus C pour récupérer davantage de biens, de ruine et de destruction stratégique de peuples entiers. Bataille écrit : "le don ne pouvait acquérir à lui seul un pouvoir du fait d’un abandon de pouvoir. S’il détruisait l’objet dans la solitude nulle sorte de pouvoir n’en résulterait. Mais s’il (l’objet) est détruit devant l’autre ou s’il est donné, celui qui donne a pris effectivement au yeux de l’autre un pouvoir." Opposé à l'économie de production et d'accumulation il existe un autre mode de fonctionnement, celui de l'abandon et de la destruction luxueuse.

Dans le précédent cas du potlatch, l'abandon, le don, la dépense, la perte sont organisés par la tribu A qui attend en retour une cérémonie à la hauteur (c'est à dire plus puissante encore) de la tribu B. Cette réponse consiste en réalité en un contre-don, second élément d'un échange de biens différés au sujet duquel Pierre Bourdieu écrit : "permettre à des actes parfaitement symétriques d’apparaître comme des actes uniques, sans lien. Si je peux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à être payé de retour, c’est d’abord qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l’intervalle entre le moment ou l’on donne et le moment ou l’on reçoit. [...] Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps, qui distingue l’échange de dons du donnant donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le calcul initial." — Raisons pratiques, 1994.

Hors de ces notions d'échange, le véritable don implique la cession d'un bien, le donateur devant renoncer à tout droit sur ce bien ainsi qu'à toute exigence d'une contrepartie. Il s'agit donc d'un acte d'une entière charité et générosité, deux vertus auxquelles s'opposent l'envie et l'avarice, péchés capitaux du christianisme. L'individu est alors à la recherche d'une vraie joie découlant du don de soi et non pas de la possession ou de l'exercice d'une suprématie. Le contenu de ce don peut être de nature matérielle, idéelle, affective. Le destinataire doit être la fin en soi. Le don seul permet de procurer ce qui n'est pas désiré. Dans "Le don de l'être", Claude Bruaire philosophe chrétien écrit : "L’esprit fini est un être donné à lui-même. Dans cette proposition, chaque mot pèse tout son poids. C’est parce qu’il est donné à lui-même que l’esprit fini est un être véritable quoique non absolu, c’est-à-dire : un être autonome et libre, qui n’est cependant nullement l’origine de son autonomie et de sa liberté ; un être à part entière, incomparable et unique, pourvu d’une dignité en vertu de laquelle on ne peut le viser adéquatement que comme une fin en soi." [...]

La vision idéale du don du philosophe C. Bruaire se voit bousculée par une multitude d'images paradoxales, les conséquences du geste restent difficiles à prévoir et se révèlent parfois très destructrices. La question se pose alors de savoir si un don véritable existe. La plupart des anthropologues et sociologues peinent à voir dans le don autre chose qu'un système social d'échange inspiré des écrits de Marcel Mauss. À l'image du sacrifice christique de soi, le don peut-il prendre une place politique et déterminante dans la société de demain ?

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