Du quantum à l’universel, la science comme déchiffrage du monde
Acte I, Antiquité
La Grèce antique a réussi à achever un décodage intégral du monde mais incomplet. Intégral car il explicite les trois modes d’intellection face au réel ; le plan du corps, de l’âme rationnelle et de l’Intellect. Incomplet car perfectible et surtout en défaut face à la question de la généalogie.
1) Lorsqu’il travaille le bois, la pierre, construit des charpentes, sème et récole, l’homme utilise la technè, notion dont le sens abouti apparaît dans quelques textes d’Aristote et notamment la Métaphysique et l’Ethique de Nicomaque. La techné est un savoir-faire. Et ce qui « font » parfaitement pratiquent l’orthopraxie, la pratique des gestes efficaces qui atteignent leur cible. La techné prend la signification de science chez Aristote. Et les artisans sont ceux qui disposent de la science des choses naturelles et savent les manipuler. C’est ce que l’on nomme maintenant la technique.
2) Lorsqu’il est en société avec laquelle il se confronte, l’homme a la possibilité de devenir un sophos, autrement dit un sage. Si l’artisan utilise la techné, le sage utilise la sophia, qui signifie un certain type de connaissance, d’où sera tirée la notion contemporaine de philosophie et que l’on traduit par amour de la sagesse. La sophia est un type particulier de connaissance explicité par Platon dans nombre de ses dialogues. La sagesse consiste en premier lieu à connaître les essences humaines. Si la bonne pratique de la technique se nomme orthopraxie, l’équivalent en matière de sagesse est sans doute l’arété, notion complexe désignant les vertus de l’homme, qu’il soit guerrier, aristocrate ou même homme de métier comme le médecin. L’arété désigne la faculté d’utiliser une puissance juste. La sagesse grecque n’est pas très éloignée de la sagesse chinoise consistant à emprunter la Voie. D’ailleurs, Confucius est un sage mais pas un mystique comme le fut Lao Tse. C’est grâce à la connaissance du sage que Platon voit à travers les apparences les hommes ceux qui ont une armature essentielle et exercent leur métier dans les règles de l’art alors que les autres sont des usurpateurs qui souvent, usent de la flatterie et la séduction. Dans Gorgias, Platon explicite les pratiques des hommes d’art et celles des « flatteurs », il oppose médecine et « cuisine », gymnastique et « toilette », justice et « rhétorique », législation et « sophistique ».
3) Un troisième genre d’intellection fut explicité par les penseurs de la Grèce classique. Face à soi, l’homme accède à une vie religieuse et parfois à des expériences numineuses. L’homme est transformé et accède à la connaissance supérieure qui est celle du numineux, du divin. En grec, la connaissance est désignée par le nom gnosis. Le verbe correspondant est employé à l’impératif dans une célèbre formule inscrite sur le fronton du temps de Delphes : « Gnothi seauton » que l’on traduit par connais-toi toi-même. Cette devise est associée à Socrate et à l’humanisme grec. Le sens originel a été néanmoins oublié. Platon le connaissait, considérant cette parole comme énigmatique. Elle provient de la Grèce archaïque et fait allusion à la con-naissance, c’est-à-dire à une seconde naissance obtenue au sein du temple sacrée par une initiation, sans doute avec des exercices spirituels sur la mémoire. Au final, l’âme était transformée et accédait à une dimension du temps non ordinaire, celle où le futur serait déjà présent, ce qui permettait de transcrire les choses connues en oracles. Sophia et gnosis ne jouent pas sur le même plan.
Aristote avance un peu plus dans la compréhension de l’art. Il distingue l’artisan du sage qui en plus de manier la technique, fait preuve de sagesse scientifique en connaissant les causes de la technique et de la nature. Par exemple substance formelle, matériel, transition puissance à l’acte, quatre cause, matérielle, formelle, efficiente, finale, âme, principe d’harmonie, âme intellective. Chez Aristote, la technique est pratiquée par les artisans et la science est connue des sages.
Pour résumer, les trois niveaux de décodage du réel sont produits par trois types d’âmes, d’abord l’âme rationnelle qui gouverne la technique ; puis l’âme raisonnable qui gouverne la sagesse et par analogie ou empathie, connaît les essences ; enfin l’âme intellective capable d’accéder aux expériences de la gnose livrant la « connaissance » ainsi que quelques supposés codes pour le salut.
Techné → orthopraxie → œuvre, art → (la Nature)
Sophia → arété → conduite bonne → (l’Homme)
Gnosis → connaissance de l’âme → Vérité et salut → (le Divin)
Une remarque s’impose. Si le savoir technique concerne en premier lieu la nature, il a dans son champ de compétence l’homme (cf. les neurosciences). Inversement, la sagesse qui consiste à connaître les essences humaines peut aussi connaître à sa manière la nature (cf. la métaphysique d’Aristote). Enfin, si la gnose est une porte d’entrée pour la connaissance du salut et du « numineux tout autre », elle a aussi son utilité pour connaître l’homme et la nature et elle est employée dans les recherches herméneutiques sur les écritures sacrées, voire inspirées.
Acte II, Modernité, utiliser le monde
La science moderne ne connaît plus les essences. Elle est devenue principalement une technique dont les savoirs sont confirmés ou invalidés par l’expérience. Cette science a perdu les fondements métaphysiques, ou du moins elle les a oubliés. Et si elle les a laissés, c’est parce que la métaphysique se situe sur le plan (sophia ou gnosis) de la connaissance des essences ; et constitue un savoir ne pouvant pas rivaliser avec la science moderne, fille cadette de la techné. Rien ne pouvait arrêter la science qui réalisa tout ce qu’il était possible de faire en manipulant la nature une fois les mécanismes physiques et biologiques décodés.
La place de l’intelligence artificielle est claire. Elle appartient à la technique et se conçoit comme une orthopraxie basée sur des calculs rationnels réalisés à partir d’un nombre colossal de données. Elle rivalise avec les médecins lorsqu’elle lit une radiographie. Elle gagne contre des joueurs d’échec ou de go tout simplement parce que ces jeux nécessitent l’usage d’une rationalité technique et relèvent de l’orthopraxie. Un joueur d’échec ne fait que calculer le plus de coups possibles à l’avance. A ce jeu-là, l’ordinateur peut gagner mais il n’aura jamais accès à la sagesse et encore moins la gnose.
La science moderne est devenue une praxis, autrement dit une technique, elle aussi mobilisant la rationalité instrumentale héritée de la techné mais avec une différence notable car le scientifique se maintient à distance de l’objet qu’il analyse, il est en retrait. La science moderne s’est séparée de la philosophie et toutes deux ont érigé des « conceptions du monde » basées sur le savoir qu’elles ont acquis en leur domaine. D’un côté, les savants des Lumières ont imaginé le monde réglé par un Grand architecte, alors que les philosophes romantiques ont réfléchir à l’histoire pour donner une lecture alternative. Pour Hegel, la destinée de l’homme se conçoit comme avènement de l’Esprit universel et s’accomplit objectivement avec l’Etat rationnel. Les philosophes ont déployé force inventivité pour façonner des conceptions, Auguste Comte et la doctrine des trois âges (plus le nouveau catéchisme humaniste, la France est la fille aînée de l’Eglise) ; Nietzsche et le monde comme volonté de puissance, Marx et le matérialisme dialectique, Spencer et l’évolutionnisme. Et Heidegger qui n’adhère à aucune d’elles en expliquant pourquoi. Du côté de la science, deux grandes conceptions du monde se sont détachées.
(I) Physique de l’Etre, Kosmos, le grand Architecte, mécanique rationnelle
La raison et le progrès social.
(II) Physique du Devenir, Kaos, l’auto-organisation, physique statistique
Les transformations, l’invention arrive dans le temps en utilisant les interactions systémiques.
(III) Le grand Architecte n’a duré que deux siècles, XVIIIe et XIXe, l’auto-organisation a séduit pendant quelques décennies, 1960 à 1990. Puis la génétique est arrivée sans fournir une vision du monde mais seulement une conception du vivant renforcée par la puissance explicative surévaluée du darwinisme. Les neurosciences ont absorbé les sciences cognitives et l’algorithmique pour fournir une conception computationnelle des facultés psychiques de l’homme. Si nous faisons partie d’un seul et unique monde nous enseigna Héraclite il y a 2500 ans ; en revanche, les conceptions du monde à notre époque hypermoderne sont multiples, éclatées et issues des différentes sciences. A chaque spécialité sa vision des choses, à chacun son monde. Les sciences de la vie et de l’homme ont évolué vers un matérialisme combinant les réactions, les mécanismes, les informations et les algorithmes.
Acte III, post-Modernité, décoder et repenser le monde
Excepté dans le cercle fermé de la cosmologie quantique, la science ne semble pas en crise et poursuit sa course aux résultats, publications et innovations technologiques. La science a oublié qu’elle pouvait décrypter la nature et fournir une explication, voire une conception du monde, autrement dit, une philosophie de la nature ayant une portée universelle. Les démarches allant dans cette direction ont progressivement été délaissées. L’opinion attend plutôt de la science la solution à divers problèmes ou alors un savoir agréable à fréquenter (comme on en trouve dans beaucoup de livres sur la physique quantique, le big bang, les trous noirs…) Cette science est tout à fait dans son rôle mais elle a aussi une autre mission, la connaissance. D’un autre côté, la spécialisation n’offre guère de temps au chercheur pour réfléchir au cosmos. Quant aux philosophes, ils ont depuis bien longtemps décroché face à la complexité des théories et l’éparpillement des savoirs. Et pourtant, tous ces savoirs contiennent des indices permettant de refonder la connaissance de notre univers et notre nature.
On remarquera les deux monuments de la physique contemporaine, la cosmologie relativiste et la mécanique quantique, n’ont pas été à la base d’une conception inédite du monde alors qu’elles sont d’une très grande richesse en détail et se prêtent à des réflexions sur le cosmos et la matière. L’univers en expansion ne peut pas être considéré comme une conception du monde, pas plus que la physique quantique n’a livré ses secrets ou que les « leçons sur le Temps » n’ont abouti vers une connaissance des choses qui arrivent ou qui sont. La littérature éditée ou numérique est parsemée de spéculations souvent fantaisistes proposés par les Champollion en herbe étudiant les formules mathématiques de la physique pris pour des hiéroglyphes d’une vision à venir. En revanche, les tentatives de synthèse globale éditées par des chercheurs professionnels sont étudiées avec le sérieux de la communauté scientifique. Ces visions sont peu nombreuses. Celle d’Ervin Laszlo se remarque par son envergure. Elle part du haut, de l’universel pour descendre vers la systémique et la physique. A l’inverse, Robert Lanza est l’auteur d’une conception basée sur la biologie et baptisée biocentrisme. L’univers serait concevable comme un organisme vivant, sous réserve que l’on sache ce qu’est la vie. Lanza met la vie au centre du paradigme, comme il y a un demi-siècle, la thermodynamique était au centre du paradigme de l’auto-organisation.
La science contemporaine se prête à un décodage, un déchiffrage. Que dit-elle sur notre univers et notre nature ? Elle étudie plusieurs plans de réalité et l’on comprendra bientôt que tous ces plans sont composés d’éléments placés en situation de sources, émettant des codes et les décodant. Le réseau des signaux, chiffres et code forme alors un champ de communication et les sources sont des systèmes sémantiques, autant que des agents mécaniques. Plus généralement, la science offre deux possibilité, livrer les codes pour utiliser la nature et même l’homme, ou bien livrer les chiffres permettant de déchiffrer la nature, de la connaître comme une essence et non pas une puissance. Grâce à la science, la Nature dit ce qu’elle est, où elle va, sous réserve que le scientifique sache interpréter et donner du sens aux formules qui sont non seulement des modes d’emploi mais aussi un langage pouvant être déchiffré. La science contemporaine joue sur deux codes, l’un pour utiliser les « Matières », l’autre pour comprendre la « Nature ». De plus, la Nature utilise ses propres systèmes de chiffrage et décodage, certains découverts depuis des décennies, d’autres soupçonnés, dans l’étude des mécanismes cellulaires comme on s’y attend mais aussi en physique quantique.
Si la pierre de Rosette fut employée comme symbole lors de la découverte du code génétique, elle n’a jamais cessé d’être évoquée dans les publications scientifiques et ne se résume pas au domaine des 64 codons universels. Le système des ARN de transfert est imaginé comme une pierre de Rosette, comme celui des gènes Hox présents dans la presque totalité des espèces bilatériennes (possédant un axe céphalo-caudal) et dont l’expression est liée à la morphogenèse des différentes parties du corps. Le déchiffrage est aussi à l’ordre du jour dans le domaine de l’épigénétique, notamment pour tenter de comprendre le rôle des énigmatiques « longs ARN non codants ». Nous pourrions multiplier les conjectures scientifiques induites par la découverte de codes en attente de déchiffrage. Ces conjectures sont également présentes en physique quantique, par exemple dans l’étude de l’oscillation des neutrinos. Des chercheurs ont trouvé une méthode de calcul utilisant les valeurs propres et qualifiée de pierre de Rosette permettant de décoder les oscillations de neutrinos dans la matière. Ce qui laisse augurer une seconde révolution galiléenne. Non seulement la nature mécanique est écrite en langage mathématique mais aussi la matière quantique.
Décoder, décrypter le monde, et dire le monde. Le philosophe et la parole
§§§ Les philosophes capables de comprendre les sciences devraient se réjouir. Jamais les savoirs en quête d’interprétation n’ont été si étendus et diversifiés. La science est peu à peu entrée dans une ère nouvelle. Il ne faut plus penser en terme de mesure, d’énergie, de force, de masse, d’espace et de temps ; mais en terme d’information, de codes, de décodage et de sens.
§§§ Pour commencer, deux livres présentant les nouvelles conceptions du monde déduite des sciences contemporaines et de la tradition
a) B. Dugué, L’information et la scène du monde, Iste, 2017
b) B. Dugué, Temps, émergences et communications, Iste, 2017
a) La place de l’information, de la physique aux sciences de l’homme et de l’esprit
Les deux scènes du monde, dispositions et communications
b) Le rôle des communications quantiques, transmission des codes
Le darwinisme sémantique et les émergences, sélection des codes
La trinité des puissances, Kronos, Kosmos, Telos. Chemin vers les essences métaphysiques
Quatre échelles, infrascopique, mésoscopique, macroscopique, mégascopique
A chaque échelle ses codes, quantique, cellulaire, humain, cosmologique
§§§ Pour continuer, un livre complétant les résultats précédents. Les sept physiques et la nouvelle alliance, en attente d’éditeur.
Si l’on veut comprendre le monde où nous sommes, il nous faut interpréter toutes les sciences physiques disponibles. Il y en a sept. Dans l’ordre chronologique :
1) Mécanique rationnelle, Newton, Lagrange
2) Thermodynamique, Clausius, Boltzmann et Prigogine
3) Electromagnétisme, Faraday, Maxwell
4) Référentiels inertiels, relativité restreinte, Einstein
5) Cosmologie relativiste classique, Einstein
6) Théorie quantique non relativiste, Heisenberg, Schrödinger, Dirac
7) Théorie quantique des champs, trois « forces » élémentaires, Feynman, t‘Hooft, xxxxxxx
8) Une huitième physique est en vue, elle se dessine peu à peu. Matière condensée, gravité quantique, métaphysique. Une physique basée sur les sources et les champs, l’encodage, le décodage et les codes circulant dans les champs et le constituant souvent comme un réseau.
§§§ Pour finir, si notre monde est gouverné par la dialectique, celle-ci ne se résume pas à des contradictions mais des différences sémantiques. La règle du jeu social, non plus s’affronter mais se comprendre, trouver les codes, cheminer ensemble ou pas, se respecter.
L’homme a toujours été préoccupé par son environnement et tenté de décoder le réel. Les mythes reposent sur un décodage de la vie intérieure, religieuse, psychique. Une fois les signes et symboles déchiffrés, les narrateurs ont pu inventer des histoires en racontant la généalogie, les actions, les transactions des hommes et des dieux.
Le XXe siècle a vu se dessiner une nouvelle ère avec la société fonctionnelle et ses systèmes sociaux décrits par Luhmann. Chacun de ses système possède ses codes permettant aux acteurs de communiquer entre eux et de se différencier dans le champ social en émettant des codes de reconnaissance, tout en essayant de décoder au mieux la société et ce qu’elle envoie, afin d’optimiser son fonctionnement.
La boucle se referme en s’ouvrant. Sapiens se dévoile comme l’espèce qui a réussi à décoder la vie et le cosmos. C’est ce que j’expliquerai dans un autre livre déjà bien amorcé, un livre sur Sapiens, pour répliquer à un autre livre.