En Chine que se passe-t-il derrière l’envers du décor ? Entretien avec E. LINCOT et E. VERON sur DIPLOWEB
Quels sont les réalités présentes et les perspectives de la Chine au vu des paramètres fondamentaux de la puissance ? Comment la Chine tente-t-elle de réécrire le récit de ses responsabilités dans la pandémie de COVID-19 ? Quelles sont ses relations avec les États-Unis, l’UE, le Japon, mais aussi avec les pays émergents et l’Afrique ? Quelle est l’originalité de la Chine en matière de cyber ? Avec beaucoup de générosité, E. Lincot et E. Véron apportent des réponses précises, sans langue de bois. Un document de référence pour qui veut comprendre un acteur clé du XXIe s.
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Extrait:
Pierre Verluise (P. V) : La puissance repose sur la combinaison d’une multitude de paramètres évolutifs, dont la maîtrise du territoire, les dynamiques démographiques et le désir de puissance. Sur ces trois paramètres, quelles sont les caractéristiques et perspectives chinoises ?
Emmanuel Lincot : L’objectif depuis un quart de siècle pour le Parti-État est d’établir en Chine un certain équilibre entre les régions du littoral, celles du centre et de l’ouest. Avec une double contrainte : les ressources minières (charbon, pétrole), pour ce qui concerne la production nationale, sont éloignées des foyers de consommation. C’est à cette tyrannie de la géographie que les autorités de Pékin se sont adaptées en décentralisant leurs pouvoirs de décision. Avec le risque de voir des dirigeants régionaux s’émanciper du centre. De cette tension permanente entre le centre et la périphérie découle toute l’évolution politique de la Chine. Elle a pris une acuité toute particulière depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping à la tête de l’Etat, en 2012. Une seconde acception au mot même de territoire est corrélée à son rétrécissement d’un point de vue de la Surface Agricole Utile (SAU) : 8 % du territoire seulement et celle-ci sera condamnée à s’amenuiser davantage avec l’urbanisation du pays et des contraintes liées à la géographie qui, elles, sont immuables : la Chine est couverte en large partie de montagnes et de déserts. Même si, dans les faits, les déserts (comme celui du Gobi) avancent et posent un problème crucial : celui de l’accès à l’eau. 400 millions de Chinois sont d’ailleurs concernés par le problème de la sécheresse et la raréfaction de l’eau est une donnée stratégique majeure qui explique nombre de contentieux entre la Chine et certains de ses voisins. En d’autres mots, et on l’aura compris, les terres arables ne sont pas en nombre suffisant pour assurer la sécurité alimentaire de la population. La dépendance de la Chine vis-à-vis de l’extérieur dans le domaine alimentaire est un problème majeur. Cette dépendance a un coût : elle tire les prix des denrées alimentaires à la hausse sur les marchés internationaux. C’est l’une des causes – mais pas la seule – des Printemps arabes, en 2011. Cette dépendance chinoise s’est accentuée avec ce phénomène que les géographes appellent la rurbanisation c’est à dire un grignotage systématique du monde rural par les villes et corollaire de celui-ci, un choc des cultures qui a entraîné la pandémie que l’on sait, laquelle n’est ni la première ni hélas la dernière de ce genre. Il faut consulter DISCOVER [1], livre de photographies rares sur la Chine de l’intérieur, prises par François Daireaux pour se rendre compte à quel point la société chinoise a été brutalisée. Nous sommes aux antipodes, selon la formule consacrée, d’une société « harmonieuse » non plus qu’une société qui, d’après l’idéal communiste, serait « égalitaire ». L’écart entre les riches et les pauvres est abyssal. Près de 60 % de la population vit avec 140 dollars de revenus en moyenne par mois. Et cette population des petites gens, des « lao bai xing », comme on le dit en chinois, a été très fortement marquée par la Covid-19. Tout le tissu des PME a été gravement touché par la pandémie. Rappelons que c’est un pays où il n’y a pas d’allocation chômage. Et qu’il n’existe pas non plus de sécurité sociale digne d’un Etat qui pourtant brigue le statut de première puissance économique du globe. Les disparités sociales mais aussi régionales sont très fortes et le sentiment d’abandon des plus précaires n’a jamais été aussi fort. Quoiqu’en dise la propagande, la Chine est moins unie autour de son chef Xi Jinping qu’elle nous le dit. La Chine sort de l’épreuve de la Covid-19 dans un climat de très haute défiance vis-à-vis du régime, de ses carences dans sa gestion de la crise. La pandémie a exposé comme partout ailleurs les plus faibles, donc les plus âgés à la solitude voire à l’abandon. Le modèle de la solidarité confucéenne tant vanté a vécu. Bien sûr il existe des exceptions qui confirment la règle mais la Covid-19 est aussi révélatrice d’un divorce intergénérationnel et d’une vulnérabilité d’autant plus inquiétante pour les personnes les plus âgées qu’elles sont de plus en plus nombreuses. Comme l’a démontrée Isabelle Attané, la Chine risque d’être « vieille avant de devenir riche » [2]. L’équation est donc simple : qui va payer les retraites alors que cette société n’assure plus le renouvellement de ses générations ? Par conséquent, et pour répondre à l’une de vos interrogations, son désir de puissance est d’autant plus grand qu’elle est loin d’en avoir encore les moyens. C’est à l’ensemble de ces paradoxes auquel Xi Jinping est confronté. Ces déséquilibres sont dangereux et l’exutoire pour tout pays dictatorial est de vouloir à terme se lancer dans l’aventure militaire. La frustration chinoise est en effet très grande et la radicalité des rapports entre la Chine et l’Occident peut déboucher sur le pire.
Emmanuel Véron : Le développement de la Chine, en particulier depuis Mao s’est basé sur le sacrifice humain et environnemental (non sans références au passé des dynasties, à l’histoire longue), possible par la masse critique des paramètres de la puissance chinoise : sa géographie et sa démographie. Immense, ne serait-ce que par l’énumération de ces deux derniers critères, auquel s’ajoute le poids de son histoire, la RPC aujourd’hui, la République de Chine et l’Empire hier ont toujours entretenu une autoreprésentation de la Chine comme un tout, comme un monde qui s’est unifié, une matrice territoriale et civilisationnelle (« tout sous le ciel » – tianxia) [3] en expansion vers ses périphéries par absorption et unification (« les Han unifient ce qui est sous le Ciel » – han bing tianxia). Le peuple Han (dont le nom est issu de la dynastie Han et de l’empereur Qin Shihuang unificateur de la géographie chinoise en – 221) est et sera le vecteur anthropologique de l’identité post-impériale, population la plus nombreuse, plus de 93 % du volume total démographique), quand les minorités nationales (shaoshu minzu – réparties en 55 minorités) rassemblent à peine 7 % dont la distribution géographique est très périphérique. La géographie de la Chine très hétérogène et importante (9,6 millions de km² – couverts par un seul fuseau horaire réglé sur l’heure à Pékin – centre du centre du monde) a favorisé l’idée d’un monde tourné sur lui-même trouvant ses limites dans les confins des extrêmes bioclimatiques (très hautes altitudes de l’Himalaya et les déserts à l’ouest ; les mondes froids au nord ; le subtropical au sud et la mer à l’est). Le mur ou la muraille aide à matérialiser et à distinguer le dedans – l’espace sinisé (de facto civilisé) et de l’espace demi-civilisé, sinon barbare, en dehors de la Chine.
La RPC est fondée sur quatre piliers fondamentaux. Premièrement, l’héritage impérial structuré par un système hiérarchique où la civilisation Han (supposée supérieure) domine les peuples tributaires périphériques matérialisant avec les montagnes, les déserts et la mer les Limes. Deuxièmement, le « siècle des Humiliations » entre la première Guerre de l’Opium (1839) et la fondation de la Chine Nouvelle (xinhua) (1949) est le terreau historique du ressentiment national et anti-occidental (Japon compris eu égard aux massacres, aux exactions et à la rivalité impériale en Asie). Troisièmement, l’idée de la Chine comme LA puissance sera l’obsession de Mao Zedong puisant dans la longue histoire impériale et la notion particulière de prééminence. Enfin, la doctrine marxiste-léniniste forgera les institutions, les organes et la politique, lesquelles reposent essentiellement sur le charisme de l’homme alors au pouvoir.
Ces fondamentaux post-impériaux rendent caduque l’établissement d’un Etat-nation stricto–sensu et écartent l’idée d’une démocratie, à la différence de Taïwan, malgré l’enrichissement du pays et la formation d’une classe moyenne qui ne forge pas pour autant une capacité suffisante de consommation intérieure. La libéralisation du régime n’a pas eu lieu. Au contraire, le resserrement du Parti sur l’Etat et plus largement sur la société a marqué la dernière décennie à mesure que la Chine prenait une place de plus en plus importante dans le système international. A mesure que cette emprise s’exerçait, les marges taïwanaises et hongkongaises revendiquaient leur particularisme et leur double adhésion à une logique de séparation des pouvoirs d’une part, et une volonté de s’intégrer aux normes définies par l’Occident, de l’autre [4].
Pour combler les difficultés d’emploi, de déséquilibre démographique et de renforcement du contrôle des masses, le régime mise sur la technologie, en particulier l’IA, la 5G et demain la 6G, autant que sur le deep learning et le quantique. L’obsession du contrôle conjuguée aux velléités de puissance affichées justifieraient le développement rapide, massif et sans limite (éthique, morale, logistique) de ses technologies qui font et feront basculer la Chine et le monde dans une réalité toute autre de celle que nous connaissons aujourd’hui [5].
P. V. : Outre le territoire, la population et le désir de puissance, quels sont les atouts et les faiblesses de la RPC dans la quête de puissance ?
E. Lincot : S’il y a bien une manière de qualifier la Chine c’est bien qu’il s’agit d’une puissance hors normes.
Emmanuel Lincot :
chez AGEROMYS INTERNATIONAL
3 ansUn entretien remarquable par la clarté de la vision, l'étendue de la perspective, la précision de l'analyse, l'importance des informations communiquées.
Expert géopolitique
3 ansQui sont les co-auteurs ? Emmanuel Lincot est Professeur à l’Institut Catholique de Paris, sinologue et Chercheur-associé à l’IRIS. Il fera paraître « Géopolitique du patrimoine. D’Abou Dhabi au Japon » aux éditions MkF en avril 2021. Emmanuel Véron est spécialiste de la Chine et de relations internationales. Il enseigne dans diverses institutions et est associé à l’Inalco (UMR IFRAE) et à l’École navale. Il est délégué général du FDBDA, ayant pour objet le soutien et la promotion des activités contribuant à une meilleure connaissance des espaces maritimes et de l’Asie.