Entre la Turquie et ses alliés de l'OTAN, une profonde crise de confiance

Entre les alliés de l’Otan et la Turquie, les relations n’ont jamais été simples. Mais l’offensive militaire contre les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie a récemment ajouté un diffférend supplémentaire à une longue liste de griefs respectifs. Les relations avec Recep Tayyip Erdogan sont devenues à ce point tendues qu’Emmanuel Macron, dans son interview à The Economist, a émis des doutes sur le fait que les alliés se porteraient au secours de la Turquie si elle était attaquée par l’armée syrienne. L’ambiance est la même à Washington. «La Turquie est un sujet toxique à Washington. Mais l’Union européenne est un sujet toxique à Ankara», résume Ozgur Unluhisarcikli, qui dirige le bureau du German Marshall Fund (GMF) à Ankara, à l’occasion d’une rencontre à Paris.

Les litiges entre alliés s’accumulent depuis plusieurs années. La première crise de confiance entre Washington et Ankara remonte à la guerre d’Irak en 2003, lorsque la Turquie a refusé le passage et le stationnement des militaires américains. Pendant la guerre menée par la coalition anti-Daech en Syrie, Ankara a toléré la circulation des djihadistes sur son territoire. Puis la Turquie a acheté des batteries de missiles russes S400, provoquant une grave crise au sein de l’Otan, pour qui le système est «incompatible» avec le sien. Non seulement la Turquie achète du matériel ultrasensible à un pays qui considère l’Alliance atlantique comme son principal ennemi. Mais le face-à-face entre les S400 et les chasseurs F35 américains qui équipent l’armée de l’air turque permettrait à la Russie d’obtenir des renseignements sur les capacités des bombardiers, qui vont équiper de nombreuses armées de l’air de l’Otan. Le rapprochement entre Ankara et Moscou inquiète Washington. De même que la politique islamique du président turc, qui soutient les Frères musulmans. Quant aux dirigeants turcs, «ils considèrent que l’Otan est morte depuis qu’ils estiment que les alliés ne sont pas assez attentifs aux questions de sécurité de la Turquie. Ce fut notamment le cas pendant la tentative de coup d’État en 2016. Ils regrettent aussi que les forces kurdes YPG ne soient pas considérées comme une priorité par l’Alliance», poursuit Ozgur Unluhisarcikli.

Dans ces conditions, la Turquie a-t-elle encore vocation à rester dans l’Alliance atlantique, dont elle est le seul pays musulman et dont elle constitue la deuxième armée en termes d’effectifs? «Il est fort peu probable que la Turquie soit exclue de l’Otan et qu’elle décide de quitter l’Alliance», estime Kadri Tastan, un autre spécialiste du German Marshall Fund. Il poursuit: «Il n’y a plus d’amour entre la Turquie et ses alliés américains et européens. Mais la Russie n’a pas les moyens financiers pour emmener la Turquie de son côté. Sans compter que pour le Kremlin, la Turquie est importante justement car elle appartient à l’Otan.» Erdogan a besoin des garanties de sécurité de l’Alliance. Son armée de 700 000 hommes, même désorganisée par la purge qui a suivi le coup d’État avorté contre Erdogan en juillet 2016, reste en outre un pilier de l’Otan.Alors, comment réinventer une relation qui devient chaque jour plus problématique? Après avoir bloqué la livraison d’une centaine de F35 à la Turquie, Washington menace Ankara de sanctions supplémentaires si elle persiste à vouloir déployer ses S400, un sujet «poison» auquel l’Alliance n’a pas encore trouvé d’antidote, même si d’autres solutions sont envisagées, notamment l’équipement de la Turquie en missiles Patriot américains. Sans quitter l’Otan, la Turquie pourrait, si la dégradation des relations avec les alliés se poursuit, suspendre sa participation à l’organisation militaire intégrée. Elle pourrait aussi exiger le retrait des armes nucléaires américaines stationnées sur son territoire, ou fermer l’accès de la base d’Incirlik aux alliés. Le débat sur cette question a aussi été ravivé à Washington, où certains s’interrogent «sur l’opportunité de maintenir des armes nucléaires sur cette base au vu de la détérioration nette des relations entre Washington et Ankara», comme l’explique un papier de l’Observatoire sur la dissuasion de la Fondation pour la recherche stratégique. La question de la rupture se pose aussi au sein de l’Union européenne, qui fait le même bilan de ses relations avec la Turquie depuis la radicalisation de Recep Tayyip Erdogan, la dérive autoritaire de son régime et ses provocations en Syrie. Depuis qu’elle a passé avec Ankara en 2016 un accord financier pour limiter l’afflux de réfugiés sur le sol européen, l’UE subit un chantage régulier de la part du pouvoir turc, qui menace d’ouvrir les vannes du robinet migratoire. Devenue le garde-frontières de l’Europe, la Turquie reste l’un des verrous de la Méditerranée. Erdogan, en outre, n’est pas forcément éternel. Ozgur Unluhisarcikli prévient: «Les Occidentaux doivent prendre garde à ne pas créer de rupture définitive avec la Turquie, car elle peut devenir tout à fait différente dans trois ou quatre ans. Washington et Bruxelles ne doivent pas se couper des élites turques.»

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