Il est temps de tuer nos vieilles chimères économiques
À l’heure où les catastrophes, géopolitiques et environnementales – dont la covid – montrent que nos systèmes économiques ne sont plus réalistes, des économistes d’une autre trempe, d’un autre temps, osent les remettre en cause sans pour autant tremper dans une quelconque idéologie. Au contraire. Il est urgent de les écouter.
Quel curieux petit livre que celui d’Éloi Laurent, cet économiste qui ne se renie pas comme tel (à l’encontre de Thomas Piketty, dont il est proche, lequel Piketty souffre de l’image dégradée que les économistes traînent dans l’opinion).
Petit livre car Laurent ne pond jamais de bibles illisibles. Son propos est direct, imagé et toujours rafraîchissant, reset dont sa profession a grand besoin. Cette Raison économique et ses monstres (chez Les Liens qui Libèrent) constitue au vrai le 3e tome d’une trilogie entamée avec Sortir de la croissance (2021) et Si la santé guidait le monde – l’espérance de vie vaut mieux que la croissance (2021).
Heureusement, il enseigne (Sciences Po, l’École des Ponts ParisTech et Stanford). Les disciples qu’il aura influencés participeront sans doute à cette autre vision de l’économie dont le monde a grand besoin au moment où la planète – je veux dire l’humanité – aborde cet anthropocène dont l’humain sortira changé : détruit ou réhabilité.
Ce qu’Éloi Laurent démontre à sa façon d’aborder les questions essentielles en une centaine de pages petit format, lu en une heure à peine, c’est qu’il est grand temps de rejeter comme une mue les grands principes artificiels édictés « à la mitan du xxe siècle » que sont le PIB et le keynesianisme, cette idéologie de la croissance continue qui nous emmène nous fracasser contre un mur bien dur.
La croissance que les entreprises et les nations devront adopter ne sera plus mesurée en PIB mais en bien-être humain.
Il faut donc commencer à se « désintoxiquer » (c’est le mot de Laurent) de cette pseudo-science économique que l’on confond avec la loi rationnelle du monde. Le simple rappel, dans sa conclusion, que le Produit intérieur brut, « le récit économique contemporain », fut « inventé » entre 1934 et 1936 par Simon Kuznets (il est savoureux de savoir qu’il est né russe et qu’il fut naturalisé américain) relativise ce repère artificiel. À l’évidence plus du tout adapté à la « croissance » revue et corrigée que la transition écologique impose.
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Les images d’Éloi Laurent sont somptueuses. Son livret assimile la « raison économique » à une chimère à trois têtes, à la façon des récits mythologiques. La première tête est celle d’une chèvre, le présent : « réformer pour performer ». La deuxième tête, celle d’un serpent, en découd avec le passé : « il faut nous venger de notre déclin ». La troisième tête de la chimère économique, léonine, dessine l’avenir : « il nous faut consommer en nous consumant ».
Aucun·e dirigeant·e, aucun·e président·e, aucun·e candidat·e, en France ou dans le monde, n’est porteur·se de l’alternative prônée par notre économiste digne d’écoute : « Un retour à l’essentiel de l’humanité » que sont « les liens sociaux et les attaches naturelles, entrelacés […] la vie préservée par la justice, la justice sauvée par la vie ».
À l’évidence, il nous faut désormais des récits de cette eau pour repenser nos sociétés, nos moteurs, notre avenir.
Le retour à la barbarie entamé par le plus cruel des dictateurs devrait nous servir de coup de semonce : que l’Europe applaudisse Volodymyr Zelensky en standing ovation est le signe fort que la vie nous appelle à débarrasser la (dé)raison de ses monstres.
La raison économique et ses monstres, Éloi Laurent, Les Liens qui Libèrent.