« Il y a beaucoup de collègues que je n’ai jamais rencontrés : en un an, ils ne sont quasiment jamais revenus au bureau. »
LE MONDE / Service économie, Anne Rodier, Aline Leclerc
Comme Philippe, Sébastien, Clémence ou Laurent, quelque 15 % des actifs ne voient pas l’intérêt de revenir sur leur lieu de travail habituel. Ils expliquent comment ils en sont arrivés là et pourquoi.
CONFINEMENT, UN AN APRÈS
« Je suis quasiment à 100 % en télétravail. Depuis six mois, j’ai dû me déplacer deux fois maximum. Le télétravail, ça ne marche pas si mal. Même pour les contacts avec la clientèle, on est en visioconférence », témoigne Philippe Beaudoin, 62 ans, consultant et commercial chez Dalibo, une PME de services informatiques.
Comme Philippe, un télétravailleur sur quatre ne ressent pas le besoin de retourner au bureau, comme l’a dévoilé une enquête réalisée début février par l’Observatoire de la digitalisation (créé par Sageus, Odoxa et BFM Business). Et près d’un sur dix n’en ressent pas du tout le besoin. Le télétravail étant possible pour 60 % des actifs, ce sont ainsi 15 % des actifs qui ne souhaiteraient pas revenir sur leur lieu de travail.
« Notre fonctionnement, chez Dalibo, est largement en télétravail, pour les consultants mais aussi pour les commerciaux. On a reçu la consigne de l’entreprise de limiter les déplacements par précaution sanitaire. Puis on a constaté un gain de temps et d’efficacité », raconte Philippe Beaudoin. Les salariés ont redécouvert leur autonomie d’organisation, leur équilibre de vie. D’aucuns préfèrent éviter les transports en temps de Covid-19. D’autres, enfin, n’ont tout simplement pas le choix.
C’est le cas de Sébastien Mas (le nom a été changé à sa demande), 41 ans, cadre intermédiaire chez PSA en Ile-de-France. Dès mai 2020, le constructeur automobile a décrété que le travail à distance devenait la règle. « Sans ça, je serais peut-être à un jour et demi de télétravail par semaine. C’est plus flexible pour aller chercher les enfants à l’école et organiser le travail, mais le temps de transport a été remplacé par du travail et l’amplitude horaire est plus grande. De toute façon, on n’a pas le choix », affirme-t-il.
« Génération pyjama »
La désaffection pour le travail en présentiel varie selon les profils. Selon l’Observatoire de la digitalisation, les professions intermédiaires voient moins l’intérêt de revenir (37 %) que les cadres (18 %). « On retrouve la même différence par niveau de revenus et de diplôme. Plus il est bas, moins les salariés éprouvent le besoin de revenir »,décrit Emile Leclerc, le directeur d’études d’Odoxa.
En revanche, il n’y a pas de différence entre les femmes et les hommes, ni entre les salariés du public et ceux du privé. Il n’existe pas non plus d’écart significatif selon les zones géographiques, mais l’opposition ville-campagne est claire : 37 % des ruraux n’expriment pas le besoin d’un retour au bureau, contre 25 % des urbains.
Si 18 % des jeunes de 18 à 24 ans n’éprouvent pas le besoin de retourner travailler en présentiel, ils sont 35 % chez les 50-64 ans. « Plus on avance dans l’expérience, plus on est autonome, moins on éprouve le besoin de revenir sur son lieu de travail. Les jeunes ont davantage besoin d’être encadrés », commente Emile Leclerc.
Le directeur général du cabinet de recrutement PageGroup, Laurent Blanchard, remarque qu’« aujourd’hui, chez les jeunes, il y a beaucoup de candidats qui recherchent des postes dans lesquels il n’y a pas trop de télétravail ». Le non-retour des jeunes, aussi marginal soit-il, induit le risque de créer une « génération pyjama », a mis en garde Laurence Breton-Kueny, vice-présidente de l’Association nationale des DRH, lors des 11es Rencontres pour la santé au travail, qui se sont tenues en distanciel, mardi 2 mars.
Elle désigne ainsi les nouveaux embauchés qui commencent uniquement en télétravail et sont « restés très longtemps éloignés de leur entreprise », sans en intégrer les codes ni les modes de fonctionnement. C’est le cas de nombreux jeunes, dont l’accompagnement reste un défi, insiste-t-elle.
Julie Mei (son nom a été changé à sa demande), 34 ans, commerciale salariée en Ile-de-France d’un géant du e-commerce, raconte : « Depuis un an, je ne suis allée au bureau que six fois. Recrutée en mars, j’ai commencé en télétravail. Ça fait un peu bizarre. Il y a beaucoup de collègues que je n’ai jamais rencontrés. Ce qui rend les choses difficiles pour comprendre l’entreprise, et pour la montée en compétences. Les premiers mois sont assez importants pour saisir ce qu’on attend de vous, pour apprendre en regardant faire les autres. Sans le Covid, je ne resterais pas totalement en télétravail. »
« Obligation morale »
L’enjeu du suivi et de l’accompagnement ne concerne pas que les salariés en phase d’intégration. « Quand on a vu des salariés revenir et pas d’autres, on a compris qu’on n’avait pas anticipé le management à distance », reconnaît Albane Prieto, directrice du recrutement du cabinet Robert Half. Avec le télétravail, « l’inconvénient, c’est d’avoir moins de relations informelles. En fin de réunion, par exemple, les discussions sur tout et rien n’ont plus lieu. J’ai des collègues pour lesquels c’est difficile à supporter, mais pas pour moi, explique le consultant Philippe Beaudoin. Ça dépend des caractères. L’entreprise a mis à l’agenda un rendez-vous hebdomadaire “machine à café”. Un quart des gens y participent, pas toujours les mêmes. Moi, j’y vais de temps en temps. »
Le choix du non-retour s’est amorcé dès la fin du premier confinement. « L’entreprise a un peu rouvert les bureaux en juin 2020 pour ceux qui en ressentaient le besoin, explique Julie Mei. J’y suis allée une ou deux fois. Mais très vite, il y a eu des restrictions de présence plafonnée à 20 % des équipes. Priorité était donnée à ceux qui vivent en colocation ou avec des enfants, ou dans de petits logements. Sans consignes précises, ça s’est décidé au sein de l’équipe. En tant que nouvelle recrue, je ne me suis pas sentie prioritaire, car mes enfants vont à la crèche et à l’école et j’ai de la place chez moi. »
Laurent, gestionnaire de projet dans un groupe bancaire en Ile-de-France, estime quant à lui que c’est un devoir de ne pas revenir : « Si j’ai travaillé dix jours en présentiel depuis un an, c’est bien le maximum ! Je reste chez moi avant tout par obligation morale, comme un devoir civique, de ne pas engorger les transports en commun en période de Covid. Je ne veux pas participer à l’augmentation des risques. Pourtant, j’ai toujours été opposé au télétravail : j’aime être parmi mes collègues, interagir directement avec eux. Et puis, c’est également plus simple pour des questions matérielles, d’espace de travail. »
Parfois, même dans un petit logement, les salariés préfèrent rester à distance. « Je travaille sur ma table à manger », confie, Clémence Sommerant (nom d’emprunt), 30 ans, commerciale en Ile-de-France dans une multinationale. Cette contrainte ne l’a pas décidée à reparaître au bureau. « Depuis peu, on peut revenir au travail un jour par semaine, mais il faut s’inscrire sur une plate-forme, c’est très contraignant. J’y suis allée une fois ou deux mais, honnêtement, ce n’est pas si agréable, car en fait les autres collègues ne sont pas présents, et je continue à faire beaucoup de visio. Donc si c’est pour reproduire au travail les mêmes conditions qu’à la maison, autant rester chez moi ! »
« Environnement déprimant »
Pour Christophe Nguyen, psychologue du travail et président associé d’Empreinte humaine, un cabinet spécialisé en risques psycho-sociaux, « les salariés ne veulent pas forcément revenir dans leur entreprise, parfois pour éviter un climat de travail délétère ».
Ce que confirme Julie Mei : « Les seules fois où j’y suis allée, c’est pour travailler en mode dégradé. Il n’y a que 10 % des collègues. Du coup, on travaille en virtuel et avec le masque toute la journée. Et un open space avec 10 % de présents, c’est un environnement déprimant. Je n’y vois pas un grand bénéfice. »
D’autant qu’« à domicile, tu gagnes du temps sur les déplacements et tu gères un peu ton organisation de journée comme tu veux, selon les moments où tu travailles le plus efficacement, reprend Clémence. Ça laisse le temps de faire une course, d’aller chercher un colis ou d’accueillir le plombier. J’ai l’impression de mieux gérer mon temps perso face au temps pro. » Le télétravail a en effet forcé les salariés à repenser l’organisation de leur temps de travail et d’activités privées. « Beaucoup de gens attendent désormais autre chose de leur travail », affirme M. Nguyen.
Des salariés associent leur non-retour à la désagrégation du collectif. « L’organisation du travail fonctionne, mais humainement, l’esprit d’équipe, le sentiment d’appartenance à l’entreprise est rendu plus difficile. On peut retrouver deux ou trois collègues sur place, mais pas une équipe », regrette Julie Mei. Pour la cohésion du collectif, la PME Dalibo a instauré des séances trimestrielles de coworking. « J’ai des collègues qui sont contents de s’y retrouver », reconnaît Philippe Beaudoin.
Clémence renchérit : « Les conversations informelles avec mes collègues autour de la machine à café me manquent, c’est aussi là que s’inventaient les projets. On a gagné en efficacité sur des tâches opérationnelles. Mais sur le long terme, on perd en créativité, ces moments où l’on crée de la valeur. Et on rentre dans une routine terrible. Ces interactions informelles n’étant plus là, même au bureau, à quoi bon y revenir ? Pourtant, il va bien falloir que j’y retourne de temps en temps, pour me réhabituer ! »
Malgré toutes ces réticences, les Français estiment en moyenne pouvoir retourner assez rapidement sur leur lieu de travail habituel : dans quatre ou cinq mois, indique une étude réalisée en février par Morgan Stanley Research (« Working from home for longer »). Ils sont déjà plus nombreux à leur bureau (31 %) que leurs voisins britanniques (4 %) ou allemands (11 %). Mais 6 % des Français envisagent de ne pas revenir avant 2022 et 6 % jamais, disent-ils.