La chimère du « nouveau monde d’après »
La crise du coronavirus offre une formidable opportunité : celle de repenser nos modes de vies, de bousculer nos façons de faire, de refonder nos institutions, de nous libérer des entraves qui nous empêchent de répondre aux nombreux défis, sociaux, environnementaux, anthropologiques et même économiques de notre temps et de demain. Dans la presse et sur les réseaux sociaux les injonctions à penser un « nouveau monde » d’après la crise fleurissent et, parfois seulement, rivalisent d’idées pour en dessiner les contours. Pourtant, il y a sans doute plus de chances de voir l’ancien monde reprendre une place qu’il n’a pas encore quitté. Plus, ou pire, que cela, il aura certainement profité de la crise pour renforcer certains de ses traits les plus inquiétants. Je vois dans cette étrange et dramatique période actuelle des choses tragiques et d’autres formidables se passer mais je repère aussi une aggravation des travers de l’Etat, des entreprises, des personnes et des maux du « monde d’avant ».
La réponse la plus visible et la plus forte à la pandémie a été et est le confinement des populations. Il ne s’agit pas ici d’en contester le bien-fondé. Il faudrait pour cela avoir des expertises dans des domaines complexes tel que l’épidémiologie, que je n’ai pas. Cette mesure est impressionnante et pourrait marquer une rupture forte : le monde s’arrête, au mépris des intérêts de l’économie planétaire et de la finance mondiale, pour une raison humanitaire. Pourtant cette mesure, même si elle se révèle efficace, ne masque pas le manque d’action politique. Bien évidemment les gouvernements agissent. Ils gèrent la crise et l’urgence et tentent, avec plus ou moins de réussite de colmater les brèches qu’elles révèlent. Mais il manque à leur action un élément essentiel qui est une direction politique, un axe stratégique. Vers où allons-nous ? Quel est le cap que nous prenons pour sortir de la tempête et, plus important encore, pour aller où ensuite ? Pire que cela, cette réponse à la crise et les mesures qui l’accompagnent vont toutes dans le même sens, celui d’un renforcement du contrôle social. Dans une société dans laquelle l’action des gouvernants consiste de plus à plus à interdire et le juridique est davantage fait d’injonctions que de droits, cette crise approfondie encore cette dérive. Depuis cette perspective, elle donne peu à voir les rivages d’un « monde nouveau » et semble plutôt nous ancrer davantage encore dans une société de la contrainte.
Un autre fait marquant de cette période est la mise en avant du travail invisible. Ce sont les « petites mains » de l’économie qui continuent à faire fonctionnement les entreprises et les services publics. Ce sont les agents de services, des chauffeurs routiers, les caissières, les manutentionnaires dans les entrepôts, et tous ceux que l’on ne voit pas en temps normal qui sont au premier rang, pour une fois bien visible, même sans gilets jaunes. Dans beaucoup d’entreprises, les cadres et cadres supérieurs sont chez eux, devant leur ordinateur. Cette réactivité et cette implication des personnes dans leur travail fait échouer les uns après les autres les appels à la grève de la CGT. Parallèlement cette crise a mis en évidence les faiblesses que crée notre dépendance aux usines asiatiques et à la logistique mondiale. Il est trop tôt pour savoir comment les entreprises agiront. Certains signes sont encourageants. Des PME comme de grands groupes relocalisent leur approvisionnement et leur production. D’autres se mettent au service de la lutte commune en produisant du matériel de santé. D’autres signes sont inquiétants. Les plans de restructuration et de cost-killing, y compris parfois dans le domaine de la santé, ne sont pas remis en cause. Cette mobilisation des salariés que nous évoquons est saluée dans les discours mais ils sont en décalage avec les pratiques managériales sur le terrain et l’absence de politique de valorisation. Comme le font les gouvernements, les entreprises gèrent la crise. Le risque est que, les plus grosses, celles qui survivront sans trop peine, ne changent rien et cherchent simplement des moyens de faire comme avant en renforçant la résistance de leur « business models » à ce type d’évènements. Les petites entreprises de leur côté sont déjà les sacrifiées de cette « guerre » dont on peut craindre qu’elle renforce encore l’emprise des groupes mondiaux sur l’économie.
Les gens enfin, nous qui communions ensemble chaque soir, chacun sur nos balcons, en applaudissant l’abnégation des soignants. Nos maux sont bien connus : individualisme, replis sur soi, désintérêt pour le bien commun, rejet de l’altérité. Il y a dans cette période une multitude de signes d’espoirs, de gestes de solidarité, d’attentions pour les autres, de dons et de mouvements de générosité. Il y a aussi, en contrepoint, une mise à distance des autres, un éloignement des corps et, en famille, avec les amis, comme dans les équipes de travail, une virtualisation des interactions et des relations. Nous subissons cette situation en acceptant sans trop protester une réduction sans précédent de nos libertés et une intrusion de l’État dans nos vies privées qui promet de se renforcer, la peur au ventre : peu importe le prix pourvu que nous et nos proches soyons protégés.
Les sociétés occidentales sont résilientes. Elles ont vu passer d’autres crises et de bien plus meurtrières. Elles ont vu de vraies guerres dans lesquelles des gens tuent des gens. Nous pourrons compter les morts et les faillites de commerces et petites entreprises, mesurer l’augmentation du chômage et de la détresse sociale, mais si nous n’y prenons pas garde nous risquons bien de revenir exactement au même point. Le « nouveau monde d’après », n’aura alors été qu’une chimère.
Professeure agrégée des Universités chez Université de Bretagne Occidentale
8 moisle changement ne peut venir que des jeunes qui ne s'en laissent pas tant conter ni compter, je garde espoir
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4 ansMerci Lionel pour ton analyse, je ne sais pas ce que sera le "prochain monde" j'ose espérer que les querelles idéologiques qui animent les extrêmes cesseront, que reviendra vers un consensus ou l'humain reprendra sa place sans tomber dans le monde des bisounours. Peut-être que la " vision" court terme de nos dirigeants, sera balayée par un cap clair et cohérent s'appuyant un projet à moyen long terme qui ne fait pas que promettre mais sollicite l'envie, la volonté, la motivation de reconstruire, d'appartenance à un pays nécessaire au maintien de la république démocratique, dans le cas contraire, les minorités extrémistes prendront le pouvoir, et la démocratie aura perdu. Le Nazisme, le Stalinisme l"Islamisme , tous les populistes souhaitent les crises et s'en nourissent.
Avocat au barreau de Strasbourg et Co-fondateur des Editions Kapaz
4 ans"Nous subissons cette situation en acceptant sans trop protester une réduction sans précédent de nos libertés et une intrusion de l’État dans nos vies privées(...)". A situation exceptionnelle, décisions exceptionnelles et mise entre parenthèse de certaines libertés publiques (ex: pour la mise en liberté des détenus, l'arbitraire est devenu ces derniers jours une norme). A quand le retour au monde d'avant mais sans ses travers ? Si le monde d'après consiste à avoir abdiqué nos libertés publiques sur l’hôtel de la santé publique, ce monde là sera davantage précaire, il portera les "germes" des prochaines luttes...
Codirecteur du Laboratoire d'Economie et de Management de Nantes Atlantique @Nantes Université / Professeur en comptabilité pour le développement durable et l'économie circulaire
4 ansMerci pour cette analyse. Effectivement nous acceptons beaucoup de changements dans nos vies ... sans trop savoir quel cap politique sera suivi après la crise.
Maître de conférences HDR (Assoc. Prof.) en GRH, Diversité et Inclusion (HRM | D&I) ▪️ Chef du département de gestion ▪️ Co-responsable du Master MDD ▪️ CA & Bureau AGRH ▪️ Référent Laïcité Le Mans Univ ▪️ Membre CNU06
4 ans"Nous pourrons compter les morts et les faillites de commerces et petites entreprises, mesurer l’augmentation du chômage et de la détresse sociale, mais si nous n’y prenons pas garde nous risquons bien de revenir exactement au même point. Le « nouveau monde d’après », n’aura alors été qu’une chimère.". Merci Lionel, je partage le constat mais j'avoue que j'aimerais me tromper. J'y vois un risque de renoncement aux libertés pour raisons de santé, un retour des secondes lignes à leur statut de déclassé aussi rapide que leur mise en effort de guerre, et une réformette de l'hopital, accompagnée d'une "réorganisation du système de santé" qui pourrait se perdre dans les méandres du "tout transformatif" abscons. Merci à nouveau, pour cette invitation à penser, et à mettre à distance les utopies. Hugo