La conspiration du général Malet
Le 23 octobre 1812, l’Empire fut ébranlé pendant quelques heures par une tentative de coup d’Etat menée par un obscur général de tous temps en délicatesse avec le pouvoir napoléonien. Si les faits, pour graves qu’ils aient été, ne menacèrent pas vraiment le régime, ils révélèrent la fragilité de ses fondations dynastique : alors que l’on annonçait la mort de l’Empereur, aucun fonctionnaire ni dignitaire ne songea à proclamer Napoléon II. Si bien que cet événement, que les journaux appelèrent « l’attentat du 23 octobre », hâta la décision de Napoléon de rentrer à Paris en laissant le commandement de la Grande Armée en pleine retraite de Russie à Murat pour remettre lui-même de l’ordre dans l’organisation gouvernementale et constitutionnelle.
Toute l’affaire a germé dans la tête un rien dérangée d’un général de brigade renvoyé de l’armée : Claude-François Malet. Né à Dole en 1754, il fut toute sa vie aigri par le déroulement chaotique de sa carrière militaire : renvoi de la Maison du roi (dissoute en 1775) puis de l’armée révolutionnaire (licenciement en 1793). Réintégré, il servit en Allemagne sous Moreau. Elu au conseil des Cinq-Cents, il fut invalidé et échappa de peu à la déportation grâce à l’intervention de Bernadotte en Fructidor. De retour sous les drapeaux, il fut promu général de brigade en avril 1799 mais dut attendre des mois pour que son brevet soit signé. Il commanda alors les divisions militaires de Bordeaux, Périgueux puis Angoulême où il se rendit si insupportable aux préfets, aux notables et aux autres militaires qu’il fut déplacé en Vendée. Il y déplut tout autant. On l’envoya à Rome où, une fois de plus, il indisposa ses interlocuteurs et fut mis à la retraite, le 31 mai 1808, à la suite d'une peu glorieuse affaire de tripot clandestin. Prétendant être victime d’un complot, il se crut fondé à participer à une première conspiration où il remplaça au pied levé le général Servan, ancien ministre de la Guerre de Louis XVI en 1792, subitement décédé. Les autres conspirateurs étaient plusieurs généraux de seconde zone, des sénateurs et d’autres personnages connus. Leur plan était simple : profiter de l’absence de l’empereur (alors à Bayonne pour régler les affaires espagnoles) pour annoncer sa déchéance et instaurer un gouvernement provisoire. Suite à une trahison d’un complice, l’affaire s’éventa. Paradoxalement, le ministre de la Police Fouché la négligea, contrairement au préfet de Police Dubois, qui ne manquait aucune occasion d’être désagréable à son supérieur. Il mit sous les verrous le menu fretin et les officiers, tandis qu’on étouffait un scandale pour les personnages les plus réputés. Après un temps de cachot, Malet fut détenu comme prisonnier d’Etat à la maison de santé parisienne du docteur Dubuisson, établissement où il était confortablement installé et pouvait recevoir assez librement. Il y échafauda une nouvelle conspiration avec comme principal complice un de ses codétenus, l’abbé Lafon. Leur idée était cette fois d’annoncer la mort de Napoléon pendant la campagne de Russie, d’en profiter pour arrêter les dignitaires du régime et pour nommer un gouvernement provisoire. La discipline était tellement relâchée chez Dubuisson que les deux hommes purent à loisir peaufiner les détails, contacter l’extérieur et même confectionner un faux sénatus-consulte, une proclamation et un impressionnant lot de faux documents. Leur trait de génie fut d’entraîner des complices sans que ceux-ci se doutent de rien : un étudiant du nom de Boutreux, l’ancien prisonnier d’État Rateau, un abbé Caamano, les généraux Guidal et Lahorie, tous deux détenus à la prison de La Force, le premier pour conspiration dans le Midi, le second comme ami de Moreau.
Dans la nuit du 22 octobre 1812, Malet et Lafon s’évadèrent et rejoignirent le trio Rateau-Boutreux-Caamano. Malet, en uniforme de général de division et se faisant appeler Lamotte, Rateau, en aide de camp, et Boutreux, en commissaire de police, se rendirent à la caserne de la 10e cohorte de la garde nationale. Le chef de corps, le commandant Soulier, apprit coup sur coup la mort de Napoléon et la formation d’un gouvernement provisoire dirigé par le général Moreau. Il mit ses hommes à la disposition de Malet-Lamotte. On se rendit ensuite à la prison de La Force où on libéra Guidal et Lahorie qui reçurent l’ordre d’aller arrêter le préfet de police Pasquier, le chef de la police secrète Desmarets, le ministre de la police (depuis 1810) Savary, l’archichancelier Cambacérès et le ministre de la Guerre Clarke. Malet devait se charger personnellement du général Hulin, gouverneur de Paris. Desmarets et Pasquier furent arrêtés sans coup férir, le second faisant même la connaissance de son successeur, un dénommé Boutreux. Quelques instants plus tard, les conspirateurs se saisirent encore du ministre de la Police, remplacé par Lahorie. Après une brève résistance, Savary rejoignit ses collègues à La Force. On peut imaginer la tête du concierge de la prison lorsqu’on vint lui livrer, après le préfet et le chef de la police secrète, leur supérieur en personne.
La conspiration prit un tour encore plus encourageant à l’Hôtel de Ville de Paris, siège de la préfecture de la Seine. Là, le préfet Frochot reçut la visite du commandant Soulier qui l’informa des nouvelles de la nuit, lui révéla qu’il était pressenti pour le gouvernement provisoire et que ses nouveaux collègues viendraient bientôt se réunir chez lui. Sans poser trop de questions, Frochot ordonna que l’on prépare une salle afin que ces messieurs et lui-même puissent siéger. Ailleurs encore, sur simple présentation du faux sénatus-consulte, le colonel Rabbe et le capitaine Rouff mirent leurs bataillons à la disposition des conspirateurs. L’étape suivante était décisive : si Malet réussissait à neutraliser Hulin, l’affaire pourrait réussir. Mais le gouverneur de Paris flaira immédiatement l’imposture. Se voyant démasqué, Malet lui tira un coup de pistolet au visage et s’éloigna, bien décidé à prendre le contrôle de l’état-major de Paris, place Vendôme. C’est là que les choses se gâtèrent pour lui. Les officiers Doucet et Laborde venaient de recevoir un exemplaire du faux sénatus-consulte. Le second identifia Malet qui traversait la place Vendôme pour venir à lui. Avec Doucet, il se jeta sur le conspirateur dès qu’il parut dans leur bureau. L’abbé Lafon apprit bientôt que le coup était manqué : il disparut, ce qui lui sauva la vie. Il était neuf heures du matin.
Averti des événements vers sept heures, Cambacérès avait pris les décisions qu’il fallait, notamment en mobilisant les détachements de la Garde impériale présents à Paris. Il rassura aussi l’impératrice et, par écrit, les membres de la famille impériale. Dès neuf heures, le conseil des ministres était assemblé aux Tuileries. On ouvrit la chasse aux conspirateurs : Lahorie (dans le bureau même de Savary), Guidal (que l’on retrouva ivre mort pour avoir trop fêté sa libération) et de nombreux autres furent appréhendés. Les autorités policières furent élargies de la prison de La Force.
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Le lendemain, le Moniteur rendit compte de « l’attentat » en quelques lignes : « Trois ex-généraux, Malet, Lahorie et Guidal ont trompé quelques gardes nationales […]. Ces ex-généraux sont arrêtés, ils sont convaincus d’imposture : il va en être fait justice. Le calme le plus absolu règne à Paris ». Le 28 octobre, après une enquête menée au pas de charge, et sur ordre expresse de Cambacérès d’en finir au plus vite, le conseil de guerre de Paris jugea Malet et vingt-trois complices. Le meneur joua crânement son rôle, revendiquant l’entière responsabilité de l’opération. Lorsque le président lui demanda s'il avait des complices, il lui lança : "La France entière et vous-même, Monsieur le président, si j'avais réussi !". Le réquisitoire fut impitoyable et la cour le suivit. Quatorze condamnations à mort furent prononcées dont celles de Malet, Lahorie, Guidal, Rabbe, Soulier et Rateau. Sur proposition de Cambacérès et Savary, l’impératrice accorda un sursis à Rabbe, un ancien de la commission militaire qui avait condamné le duc d’Enghien. On épargna aussi Rateau, qui pourrait encore servir pour rattraper l’abbé Lafon. Malgré une supplique de Mme Hugo (on a parfois dit que le général était le père de Victor) et une intervention de Savary qui était son ami, Lahorie ne bénéficia d’aucune clémence. Le 29 octobre, dans la plaine de Grenelle, le peloton d’exécution opéra, sous les vivats de la foule criant Vive l’Empereur !.
L’affaire n’était pas pour autant terminée. Savary reprochait à Clarke d’avoir été trop vite dans son enquête, sous-entendu pour cacher l’entière vérité. La police poursuivit donc ses investigations, arrêtant des dizaines de personnes dont le seul tort était d’avoir croisé la route d’un des conspirateurs. Beaucoup restèrent en prison pendant des mois, sans être jugées. On perquisitionna même chez Rouget de L’Isle, cousin de Malet, qui n’avait rien à voir avec toute cette histoire. On inquiéta aussi Tallien, dont le seul tort avait été de s’être caché –justement pour échapper à ce genre de soupçon-, le 23 octobre. On mit la main sur Boutreux, éphémère préfet de police, et le prêtre espagnol Caamano qui avaient réussi à prendre la fuite. Boutreux fut fusillé en janvier 1813. Caamano fut innocenté par le conseil de guerre en raison de sa probable folie. Signalons enfin que le général Hulin fut soigné et finit par se rétablir, gagnat au passage le surnom de "Bouffe-le-Balle"... qui resta coincée dans sa mâchoire.
Ceux qui soupçonnaient une plus vaste conspiration avaient-ils totalement tort ? On peut se poser la question. Il paraît d’abord incroyable que deux hommes décidés (Malet et Lafon) aient pu à ce point trompé leurs complices et les autorités, qui plus est avec des faux grossiers ou que la maison Dubuisson ait été à ce point ouverte à tous les vents. On a recherché en vain des complicités au sein du pouvoir impérial. Autre question : les chevaliers de la Foi –sorte de maçonnerie royaliste- furent-ils informés du complot et eurent-ils leur « agent provocateur » au cœur de l’action avec l’abbé Lafon ? Il semble bien que la piste soit fructueuse. En revanche, on ne doit accorder aucune foi à la présence derrière la conspiration d’une « société (secrète) des Philadelphes », maçonnerie républicaine cette fois, hypothèse développée notamment par le polygraphe de génie Charles Nodier dans une étude à ne pas prendre au sérieux sur les « complots militaires sous le Premier Empire ».
Le 6 novembre 1812, les informations relatives à l’affaire Malet parvinrent au quartier impérial, dans la steppe russe. Même si l’Empire n’avait pas été mis en péril, Napoléon fut frappé du fait que, dans la fièvre des premiers moments, personne n’ait songé à proclamer l’avènement du roi de Rome. Après le passage de la Bérézina, il prit le chemin de sa capitale où il arriva dans la nuit du 18 au 19 décembre 1812. Il convoqua les princes et les ministres, leur reprochant de ne pas avoir immédiatement crié L’Empereur est mort. Vive l’Empereur !. Il ne prit en revanche aucune sanction contre Savary, Pasquier ou Desmarets. Seul le préfet Frochot paya de son poste les erreurs commises le 23 octobre; il fut même exclu du Conseil d'Etat. Dans les semaines suivantes, l’affaire Malet eut pour conséquence une petite réorganisation gouvernementale et, surtout, la mise en chantier d’une réforme constitutionnelle concernant la régence.
Préfet (h)
2 ansIntéressant. C'est ainsi que finira Poutine; victime d'une révolution de Palais.