La fabrique de la polarisation des opinions

Dans It's Even Worse Than It Looks, Thomas E. Mann et ses co-auteurs analysent comment les médias, en particulier les chaînes de télévision, les plateformes numériques, ou les journaux, jouent un rôle crucial dans la polarisation des opinions politiques aux États-Unis. L'ouvrage met en lumière les effets néfastes de la fragmentation médiatique, qui se matérialise notamment par le fait que les individus sont de plus en plus confinés dans des "bulles informationnelles" qui, à leur tour, renforcent leurs croyances au lieu de les mettre en question.

Pour Thomas E. Mann et alii, les médias ne se contentent pas de refléter les divisions politiques de la société ; ils contribuent au contrairement à les approfondir activement, ce qui, in fine, finit par créer dans la nation un climat d’absence d’échanges de significations, de méfiance et de radicalisation des opinions.

Du quasi-monopole médiatique de quelques grands réseaux à la démultiplication des foyers de diffusion : l'émergence de la fragmentation médiatique

Dans les années 1950, écrivent-ils, les États-Unis étaient dominés par trois grands réseaux télévisés qui fournissaient une information relativement uniforme à une grande majorité de la population. Thomas Mann et ses co-auteurs soulignent que cette époque favorisait une certaine unité dans la perception des événements. La télévision était le principal moyen de transmission des informations et, à travers des émissions telles que les journaux télévisés du soir, une large portion de la population était exposée à des nouvelles communes : "A healthy majority relied on their news divisions, and especially the nightly news shows, as their primary source of information." (Une majorité saine se fiait à leurs divisions de nouvelles, en particulier aux émissions de nouvelles du soir, comme principale source d’information).

La révolution numérique et la multiplication des plateformes médiatiques ont radicalement changé ce paysage. Selon Thomas E. Mann, on serait passé du modèle médiatique unifié à un système médiatique diversifié, avec  "presque 600 chaînes de télévision par câble, plus de 2 200 stations de télévision, plus de 13 000 stations de radio, plus de 20 000 magazines, et plus de 276 000 livres publiés chaque année" (there were almost 600 cable television channels, over 2,200 broadcast television stations, more than 13,000 over-the-air radio stations, over 20,000 magazines, and over 276,000 books published annually).

Selon les auteurs, cette explosion des canaux d'information a favorisé la segmentation des audiences, les citoyens consommant désormais des contenus correspondant à leurs préférences idéologiques. Pour eux, la libéralisation des médias s’est transformée en terrain fertile pour la fragmentation des opinions.

 

L’émergence des médias partisans

Thomas E. Mann et alii consacrent une partie de leur livre à analyser l'impact de cette libéralisation, notamment l’émergence des médias partisans, des chaînes comme Fox News, qui ont su se créer un modèle économique en attirant un public spécifiquement conservateur. Ces chaînes présentent, selon les auteurs, des informations qui renforcent les croyances préexistantes de leurs téléspectateurs, souvent à travers des récits simplifiés et parfois sensationnalistes : "The Fox business model is based on securing and maintaining a loyal audience of conservatives eager to hear the same message presented in different ways by different hosts over and over again." (Le modèle commercial de Fox repose sur l’acquisition et le maintien d’un public fidèle de conservateurs désireux d’entendre le même message présenté de différentes manières par différents animateurs, encore et encore).

Le business model de Fox News a contribué, selon Thomas E. Mann et alii,  à une amplification de la polarisation idéologique, en confinant les citoyens sont dans des "bulles informationnelles" qui valident leurs opinions, plutôt que de les opposer avec des perspectives différentes.

L’effet secondaire de cette segmentation est que le public est devenu plus polarisé, de plus en plus enclin à adopter des positions extrêmes, car exposé uniquement à des informations qui confirment ses croyances.

Le primat du sensationnalisme comme outil de capture du téléspectateur/auditeur/lecteur

Une autre conséquence de la fragmentation médiatique soulignée par Thomas Mann et alii est l'émergence du sensationnalisme, et son primat dans une compétition médiatique féroce pour capter l'attention des téléspectateurs. Dans ce contexte, selon eux : " Aucun mensonge n’est (devenu) trop extrême pour être publié, diffusé et répété, sans grande répercussion pour son auteur » (No lie is too extreme to be published, aired, and repeated, with little or no repercussion for its perpetrator.).

Ce climat où l’énoncé du discours est délié de la vérité ou de la simple logique, permet à des rumeurs et des théories du complot de se transformer immédiatement en vérités dès lors qu’ils ont été simplement énoncés à l’adresse d’un public convaincu d’avance, puisque ce dernier en est le véritable auteur.

Thomas E. Mann et alii mettent en lumière comment, dans ce climat, des commentaires outranciers peuvent être diffusés, y compris lorsqu’ils émanent des personnalités politiques ou médiatiques, et comment l’outrance et la contre-vérité permettent à leurs auteurs d'acquérir une célébrité immédiate, de lever d’énormes fonds ou d’obtenir une couverture médiatique accrue. "Outrageous comments result in celebrity status, huge fund-raising advantages, and more media exposure." (Les commentaires outranciers entraînent un statut de célébrité, d’énormes avantages en termes de levée de fonds et une plus grande exposition médiatique).

L’impact historique du modèle médiatique et ses critiques

Pour mieux comprendre l’ampleur de la fragmentation médiatique actuelle analysée par les auteurs, il est utile de revenir sur l'évolution du paysage médiatique depuis l’époque où les États-Unis étaient dominés par un petit nombre de grands réseaux. Ce modèle de "massification" de l’opinion, qui a facilité un consensus démocratique autour de certains enjeux nationaux, a souvent été critiqué par les philosophes, notamment ceux de l'école de Francfort comme Adorno et Horkheimer. Ces derniers ont pointé les dangers d’un contrôle trop centralisé de l’information capable de manipuler et homogénéiser l'opinion publique.

La critique des médias de masse a été un moment phare de la pensée philosophique car elle mettait en évidence que les réseaux dominants (quoique garantissant une certaine cohésion dans l’opinion publique) n’étaient pas immunisés contre le risque de manipulation des masses.

Thomas E. Mann et alii relèvent qu’aujourd’hui, avec la fragmentation médiatique, cette cohésion de l’opinion publique d’hier a totalement disparu, et qu’elle a été remplacée par un système où chaque groupe consomme les informations qui renforcent ses croyances préexistantes. La critique des médias dans les années 1960 et 1970 semble ainsi trouver un écho dans l’analyse de Mann et alii. Toutes deux attestent que la fragmentation médiatique ne signifie pas nécessairement une plus grande pluralité, mais plutôt une augmentation des clivages et une réduction de la qualité de l’information.

Les conséquences du modèle partisan pour la politique américaine

Thomas E. Mann et alii soulignent que cette polarisation des médias a des répercussions profondes sur le système politique américain. En particulier, elle rend le compromis politique plus difficile, car les électeurs et les législateurs sont de plus en plus enclins à s'identifier à des positions extrêmes. Les médias partisans nourrissent cette dynamique selon eux, en offrant des contenus qui renforcent les divisions au lieu de les réduire. Le modèle de Fox News, en particulier, devient un exemple de la manière dont le sensationnalisme et la polarisation sont désormais des moteurs puissants de l'économie médiatique. "The Fox News model—combative, partisan, sharp-edged—is the most successful business model by far in television news." (Le modèle Fox News — combatif, partisan, tranché — est de loin le modèle commercial le plus réussi dans les nouvelles télévisées).

Un défi pour la culture et la démocratie

La fragmentation médiatique et la polarisation qu'elle engendre représentent un défi majeur pour la démocratie américaine. En exposant les citoyens à une information de plus en plus fragmentée et idéologique, elle rend plus difficile la formation d’un consensus démocratique. De plus, le phénomène de sensationnalisme et de propagation de fausses informations compromet la qualité du débat public. Thomas E. Mann et ses co-auteurs appellent à une réflexion sur la manière de restaurer un espace public plus cohérent, capable de soutenir un dialogue démocratique constructif.

En somme, It’s even worse than it looks, de Thomas E. Mann et alii, aura réussi à mettre en lumière les dangers d'une information fragmentée et polarisée, et à souligner l'importance de repenser le rôle des médias dans la démocratie moderne. La polarisation des opinions leur apparaît comme le pire ennemi de la démocratie, parce qu’elle débouche sur la radicalisation des opinions et la guerre en vue d’éliminer totalement l’autre partie, au lieu de la recherche du consensus, qui consiste avant tout à considérer que chaque partie a droit à l’existence et à la liberté d’exprimer son opinion, bien que contradictoire. L’issue de respect mutuel des droits ne pouvant être que la recherche du consensus qui distingue la démocratie des régimes autoritaires.

La nécessité de retrouver ce terrain commun du consensus pour toutes les parties devient plus urgente que jamais, dans un contexte où les médias ont radicalement transformé la manière dont l'information est consommée par les citoyens. Une consommation faite à des sources diverses et variées, non centralisées comme autrefois.

 

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