Ce que me suggère « La fin de l’histoire ? » de Francis Fukuyama

Dans son célèbre article La fin de l’histoire ?, Francis Fukuyama affirme que nous assistons, sans aucun doute, à la fin de l’histoire. Cette thèse repose sur une série d’événements majeurs marquant la fin du XXᵉ siècle : la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’Union soviétique, et les réformes entreprises par Gorbatchev, notamment ses échanges avec les dirigeants occidentaux et sa critique ouverte des communistes, bien qu’il en demeurât le chef suprême. Ces événements, symboliques de l’issue de la Guerre froide, closent, selon Fukuyama, un cycle historique d’affrontements idéologiques majeurs dans le monde[1].

On notera en passant que le point d’interrogation du titre n’est pas, comme on pourrait le croire, une invitation à la réflexion ou au doute. L’article se décline plutôt comme une suite d’affirmations catégoriques, appuyées sur une lecture unilatérale de Hegel et caractérisées par l’omission de nombreuses critiques adressées au libéralisme, tant en Occident que dans les pays du Sud global, où cette idéologie fut souvent imposée par la force.

La « fin de l’histoire » : une thèse revisitée

Fukuyama rappelle que l’idée de fin de l’histoire n’est pas nouvelle. Elle trouve en effet des racines dans la pensée de Karl Marx, qui concevait l’histoire comme un processus dialectique unidirectionnel menant à une société sans classes. Cependant, Fukuyama revendique une filiation plus directe avec Hegel, pour qui l’histoire se déroule en étapes dialectiques, des « stades primitifs de conscience » jusqu’à l’État de droit moderne, symbolisant une société démocratique et égalitaire.

Cette lecture hégélienne, selon Fukuyama, sous-tend une conception contemporaine de l’histoire comme un processus de progrès inéluctable vers une forme finale d’organisation sociale. Il va jusqu’à affirmer que cette vision historique est indissociable de la compréhension moderne de l’humanité.

Pourtant, cette affirmation, qui érige l’historicisme hégélien en paradigme universel, soulève de sérieuses objections. Des historiens comme Henri Marrou ont dénoncé l’abstraction excessive de cette approche, qui réduit l’histoire à une construction philosophique déconnectée de la réalité empirique. Marrou insiste sur les limites de la connaissance historique, marquée par son caractère lacunaire et fragmentaire, ce qui rend toute prétention à une « vision totale » suspecte. De plus, l’idée d’un « esprit universel » gouvernant rationnellement l’histoire relève davantage d’une spéculation métaphysique que d’une démarche empirique[2].

Le triomphe du libéralisme : un diagnostic contestable

En adoptant une perspective hégélienne, Fukuyama soutient que le libéralisme a émergé comme le vainqueur ultime des grandes confrontations idéologiques du XXᵉ siècle. L’absolutisme, le fascisme et le bolchevisme ayant échoué, le monde se serait stabilisé autour des valeurs libérales. Selon lui, aucune alternative viable ne subsiste pour concurrencer le libéralisme, qui s’impose comme un modèle universel, notamment par sa diffusion culturelle et économique inspirée de l’Occident.

Cette thèse, présentée comme une « trouvaille », ignore pourtant un corpus critique déjà bien établi. Dès les années 1960, des penseurs tels qu’Herbert Marcuse, Adorno, Horkheimer, ou encore Jean Baudrillard ou Pierre Bourdieu plus tard, avaient souligné les dangers d’une société de consommation issue du capitalisme avancé[3]. Marcuse, dans L’Homme unidimensionnel (1964), dénonçait une société aliénante où les individus, réduits à des consommateurs compulsifs, perdaient toute capacité critique. De même, La Dialectique de la raison (1944) d’Adorno et Horkheimer critiquait la culture de masse, accusée de scléroser la pensée et de perpétuer une domination insidieuse.

Fukuyama, en exaltant les vertus du libéralisme, élude ces critiques fondamentales. Il occulte également les conséquences sociales dévastatrices du néolibéralisme, notamment dans les pays du Sud global, où les ajustements structurels imposés par les institutions financières internationales ont souvent conduit à une précarité accrue.

La Chine et le Sud global : des modèles alternatifs ?

Fukuyama affirme que même des pays longtemps fermés au modèle libéral, comme la Chine sous Deng Xiaoping, évoluent inéluctablement vers le libéralisme. Il interprète les réformes économiques chinoises – décollectivisation et ouverture partielle au marché – comme des prémices à une adoption progressive des idéaux libéraux. Cependant, cette analyse s’avère réductrice.

La Chine, loin d’abandonner sa spécificité idéologique, a construit un modèle alternatif mêlant autoritarisme politique et capitalisme d’État. Ce modèle exerce une influence croissante sur les pays du Sud global, séduits par ses succès économiques rapides et sa capacité à défier l’hégémonie occidentale. Loin d’être marginalisé, le maoïsme trouve une résonance dans certains cercles intellectuels et politiques. L’ascension de la Chine, désormais perçue comme une menace stratégique par les États-Unis, contredit la thèse de Fukuyama selon laquelle le libéralisme serait sans rival.

L’amnésie coloniale : un angle mort de Fukuyama

Un autre angle mort majeur de l’analyse de Fukuyama réside dans son omission de l’histoire coloniale et de ses implications pour le libéralisme. Il ne mentionne ni la traite transatlantique ni la colonisation violente du Sud global, pourtant menées par des puissances se réclamant du libéralisme. John Locke lui-même, souvent présenté comme le père du libéralisme, justifiait l’esclavage et la colonisation au nom de la propriété privée.

De plus, Fukuyama ignore les luttes anticoloniales, de la révolution haïtienne aux guerres d’indépendance en Afrique et en Asie, qui témoignent du déni de démocratie imposé par les puissances occidentales. Ces omissions affaiblissent considérablement la prétention du libéralisme à incarner un modèle universel de liberté et de justice.

 

L’État libéral et la fin des idéologies

Fukuyama en est venu à penser comme Locke – qu’il ne cite pas, préférant reprendre la formule hégélienne de « l’Etat universel et homogène qu’il en emprunte à Kojève – que le libéralisme aboutit à la création d’un État garant des droits de l’homme, de la liberté individuelle et du droit. En gros, que l’Etat libéral est un espace politique où toutes les grandes contradictions idéologiques ont été résolues, et qui laisse désormais l’économie comme seule préoccupation des hommes, chacun d’eux s’occupant à valoriser sa propriété. Dans ce modèle, la quête de reconnaissance, la lutte des classes et d’autres contradictions historiques ont disparu, rendant ainsi les débats politiques et même philosophiques superflus. Il ne reste donc plus que des enjeux économiques à résoudre.

Dans ce cadre, les débats philosophiques et politiques deviennent obsolètes, laissant place à une société entièrement orientée vers des préoccupations économiques.

Cette vision d’un État universel et homogène masque cependant les profondes inégalités économiques et sociales exacerbées par le néolibéralisme. Elle sous-estime également les forces de résistance – nationalismes, fanatismes religieux, ou revendications identitaires – qui continuent de remettre en question l’hégémonie libérale.

*

En gros, Fukuyama postule qu’en cette fin de vingtième siècle (avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique), l’humanité a enfin atteint la fin de son évolution idéologique. La porte est donc ouverte pour une généralisation de la démocratie libérale à l’échelle mondiale sans qu’aucune alternative puisse désormais s’opposer à elle comme par le passé. Sa réappropriation du concept de « fin de l’histoire » signifie que le libéralisme n’a désormais plus de concurrent idéologique crédible, même si ce triomphe reste partiellement incomplet sur le plan matériel ou miné sur le plan interne par le nationalisme et fanatisme religieux. Cette contradiction interne et cette incomplétude relative sur le plan social n’est pas selon lui, un argument pour infirmer la réalité de cette fin de l’histoire. Il peut observer avec satisfaction qu’au-delà de la politique, la culture de consommation occidentale pénètre les sociétés de divers pays non occidentaux, y charriant les valeurs libérales et les habitudes. Signe selon lui que le monde entier s’occidentalise, et de manière irréversible. La fin de l’histoire, pour lui, est bien réelle. Tout comme il a voulu nous démontrer que Hegel avait raison d’affirmer que les processus historiques ont leur centre d’impulsion dans la conscience et non dans la matière pure.

Si la thèse de Fukuyama sur la « fin de l’histoire » offre une occasion de débat sur la vie sournoise des idéologies, elle souffre de simplifications et d’angles morts significatifs. Son interprétation hégélienne, bien que séduisante sur le plan conceptuel, manque de rigueur empirique et néglige les critiques fondamentales du libéralisme, tant historiques que contemporaines. Le monde post-Guerre froide qu’il décrit, loin d’être univoque, reste profondément pluriel et conflictuel, rendant ainsi toute prétention à une fin de l’histoire prématurée, voire illusoire.


[1] Francis Fukuyama, né le 27 octobre 1952 à Chicago, est un philosophe, économiste et politologue américain. Il est mondialement connu pour son ouvrage La fin de l'histoire et le dernier homme (The End of History and the Last Man, 1992), qui prolonge les idées exposées dans son article provocateur, The End of History?, publié en 1989 dans la revue The National Interest.

Diplômé de l’Université Cornell et titulaire d’un doctorat en sciences politiques de Harvard, Fukuyama a été influencé par les travaux de penseurs tels qu’Alexandre Kojève, Friedrich Hegel et Karl Marx. Sa thèse principale repose sur l’idée que la fin de la Guerre froide marquait le triomphe du libéralisme économique et politique comme stade ultime de l’évolution des systèmes politiques humains.

 

[2] De la connaissance historique, Paris, Éditions du Seuil, 1954

[3] Jean Baudrillard

·         La Société de consommation (1970) : Baudrillard explore la manière dont la consommation ne répond plus seulement aux besoins mais devient un système de signes où les objets sont achetés pour leur valeur symbolique, créant un « hyperréel » où la distinction entre réalité et représentation s’efface.

·         Simulacres et simulation (1981) : Il approfondit sa critique en discutant de la façon dont les médias et la consommation créent des simulacres, des représentations détachées de toute réalité.

  Guy Debord

·         La Société du spectacle (1967) : Debord analyse la transformation de la société en un « spectacle » où les images prennent le pas sur la réalité. La société de consommation est ici une société où tout se transforme en marchandise et où la vie est médiatisée par des représentations superficielles.

  Christopher Lasch

·         La Culture du narcissisme (1979) : Lasch voit dans la société de consommation une « culture du narcissisme », où les individus deviennent obsédés par eux-mêmes, cherchant sans cesse des gratifications immédiates et superficielles qui renforcent leur dépendance aux produits et services commerciaux.

  Gilles Lipovetsky

·         L'Ère du vide (1983) : Lipovetsky explore la montée de l’individualisme et du narcissisme dans la société de consommation, où la quête de bonheur et d'authenticité est piégée dans le cycle de l'achat et de l’éphémère.

  Pierre Bourdieu

·         La Distinction (1979) : Bourdieu montre comment la consommation est un moyen de distinction sociale, les goûts et les pratiques de consommation étant influencés par les classes sociales. La consommation devient ainsi un marqueur de hiérarchie sociale plus qu'un moyen de satisfaction personnelle.

  Ivan Illich

·         La Convivialité (1973) : Bien qu'il ne se concentre pas uniquement sur la société de consommation, Illich critique les institutions modernes, y compris la consommation de masse, qu'il considère comme aliénante. Il prône une société où les relations humaines seraient au cœur de l'échange, plutôt que la consommation de biens.

 

 

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