La France, la langue, le pétrole et Boumediene

J’ai eu une discussion, il y a de nombreuses années, avec le grand écrivain égyptien, Son’Allah Ibrahim, auteur de plusieurs romans, (beaucoup d’entre eux sont traduits en français dont Etoile d’août, 1986 ; Cette odeur-là, 1992 ; Le comité, 1992 ; Un automne à San Francisco, 2005 ; Turbans et chapeaux, 2011, Le gel, 2015) autour d’un paradoxe : la distinction entre la francophonie linguistique et la francophonie culturelle ou le francophonisme. Lors de cette discussion à laquelle était présent le romancier Tahar Ouettar, nous étions arrivés à la conclusion que ceux qui sont les plus proches de la culture française seraient essentiellement les lettrés de langue arabe. Un paradoxe.

    Tout est parti de la rencontre continue entre les intellectuels moyen-orientaux et les Maghrébins, surtout à partir de ce qu’on avait appelé à l’époque « la Nahda » qui est tout simplement un processus de francisation de l’Egypte et du Machrek. La « Nahda » (« Renaissance ») est surtout un mouvement de francisation et d’européanisation de la société égyptienne. La campagne de Napoléon (1798-1801) poussa quelques dirigeants politiques comme Mohamed Ali et des lettrés "modernistes" à assimiler toutes les formes de représentation françaises. C'est vrai qu'il existait quelques intellectuels comme Al Afghani ou Abdou qui tentaient de provoquer une sorte de rencontre entre les deux cultures, insistant essentiellement sur l'apport scientifique et technique de l' « Occident ». Abdelhamid Benbadis et l’association des Ouléma avaient subi sérieusement l’influence de ces grands lettrés. Rifa'a Tahtawi (1801-1873) qui publia un ouvrage, Takhlis el ibriz fi talkhis bariz (De l’or parfumé au résumé de Paris) contribua, à l'aide de ses écrits, à orienter le débat et à appeler, fort de l'expérience acquise lors de son séjour à Paris, à mettre en place un système d'enseignement calqué sur les structures françaises.

    Chez les lettrés de langues française et arabe, l’aliénation est la chose la mieux partagée. Ecrire et parler en arabe ne prémunit nullement contre l’ « occidentalisation » et la francisation. Les uns et les autres ont été fortement marqués par les structures culturelles françaises. Fondamentalement et profondément francisées, les élites moyen-orientales, idéologiquement marquées, allaient transmettre ce discours aux lettrés nord-africains qui n’eurent pas le temps d’interroger ce savoir.

    Il faut ajouter à cela l’adoption consciente des structures européennes, à travers notamment l’enseignement et les recherches historiographiques dites modernes. Il serait intéressant de questionner les textes littéraires ou sociologiques (et dans les autres disciplines des sciences sociales) produits par les lettrés (en arabe) pour se rendre compte de l’extraordinaire impact du discours culturel français sur leurs productions littéraires, sociologiques ou même politiques.

    Les emprunts, implicites ou explicites à la culture française, sont très fréquents et investissent sérieusement le discours idéologique de ces textes. Tous les travaux des pionniers, notamment Moubarak el Mili, Tewfik el Madani et autres ont repris les espaces méthodologiques puisés dans les savoirs français et européens.

Les relations entre le Moyen-Orient et le Maghreb ou l’Afrique du Nord, souvent à sens unique, ont toujours été fortes, permettant paradoxalement au Machrek d’instiller la culture française acquise surtout après l’entreprise de francisation appelée communément « Nahda ». Il faut savoir que l’Emir Khaled (1875-1936) entretenait des relations continues avec les lettrés du Machrek et invitaient souvent des artistes et des écrivains de cette région. C’est grâce aux tournées en 1907 des troupes de Souleymane Qardahi (1857-1909) et de Jawq Al-Masri (Troupe artistique égyptienne) que les Algériens ont commencé, sans complexe, à pratiquer le théâtre, alors qu’il existait en Algérie, mais il était destiné aux colons. Ainsi, le Machrek apportait une certaine caution. Pour les Algériens, il fallait, à l’époque, ne pas emprunter les formes françaises. Ce n’est que par nécessité, une sorte de survie biologique, qu’ils ont décidé d’adopter les formes européennes. Avec, souvent, un regard critique.

Une lecture de la production romanesque en arabe et des emprunts nous renseignera sur la présence dominante des traces de textes littéraires français, alors que les romans de Dib ou de Kateb Yacine, écrits en français, reprenaient beaucoup des emprunts anglo-saxons et les espaces populaires. Des écrivains en langue arabe comme Habib Sayah, Ahlem Mostaghanemi, Makhlouf Amer, Said Khatibi ou Djillali Khellas, Wassiny Laaredj se sont fondamentalement libérés de cette tendance, faisant de la langue un lieu et un enjeu de luttes, multipliant les emprunts, défendant les mêmes valeurs que Kateb Yacine, Mohamed Dib, Jamal El Ghittani ou Hanna Minna. Ils ont compris que la question essentielle est d’ordre idéologique et qu’il est possible de subvertir la langue, quelle qu’elle soit, de la ciseler et d’en faire un instrument de libération.

    Ecrire en arabe ou en français n’est nullement un problème. Bengana rédigeait ses rapports en arabe, dénonçant un grand militant, Chebbah el Mekki, qui, lui aussi écrivait en arabe, mais pour mettre à nu l’exploitation coloniale. L’essentiel, c’est le dire et comment est mis en forme ce dire. Aujourd’hui, des romanciers, écrivant en arabe ou en français, soutiennent des positions opposées ou similaires, la langue n’y entrant pas en ligne de compte.

    Quand l’Algérie avait nationalisé les entreprises pétrolières françaises en 1971, on avait dit que le pétrole algérien était rouge, les dirigeants de l’époque avaient répondu, pas par les insultes, mais par la mise en œuvre d’un plan réfléchi marqué par la présence active de cadres formés à l’IAP (Institut Algérien du Pétrole) qui ont efficacement pris en charge la gestion et l’exploitation des hydrocarbures. Les cours étaient essentiellement assurés en français par des enseignants étrangers dont beaucoup étaient de nationalité française. Au même moment, Houari Boumediene avait reçu Francis Jeanson, le responsable du réseau des porteurs de valises, répondant en français et lui donnant du « mon frère Francis ». Le mot « frère » a subi un sérieusement glissement sémantique et idéologique. Cet acte qui n’était nullement fortuit donnait à lire la distinction que faisait le président Houari Boumediene entre le colonialisme et le peuple français.



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