ALGERIE : QUAND LA LANGUE DE DIEU REMPLACA CELLE DU COLONISATEUR
Alors que l’hymne national algérien invite désormais à « demander des comptes » à la France, il me semble opportun d’analyser avec rigueur l’une des principales causes des malentendus et des polémiques : la politique linguistique avant et après la colonisation ; en renvoyant chacun à ses responsabilités.
Je veux affirmer d’emblée -afin d’écarter tout soupçon de néocolonialisme- que si j’avais été ministre de l’Éducation en Algérie, à l’aube de son indépendance, j’aurais sans la moindre hésitation décidée que l’arabe deviendrait la langue de l’enseignement et de l’administration du pays. Juste revanche sur l’histoire coloniale, juste volonté d’adapter une école à la langue et à la culture de ses élèves et de ses citoyens. Mais, j’aurais choisi comme langue d’enseignement l’arabe algérien -langue du peuple- et surtout pas l’arabe littéral -langue de dieu- !
Le choix des nouveaux maîtres de l’Algérie au lendemain de son indépendance fut malheureusement l’arabe classique, langue du Coran que l’on voulait être celle de tous les musulmans. Affichage religieux et panarabisme furent les ressorts d’une décision qui signa la faillite de l’école algérienne. Elle eut en effet deux conséquences désastreuses. La première fut de précipiter des élèves ne parlant que l’arabe dialectal ou le berbère dans une école qui les accueillait dans un arabe littéral qu’aucun d’eux ne comprenait. La seconde conséquence fut encore plus grave ! En choisissant la langue du Coran, on choisit une conception de la lecture et de son apprentissage qui déniait au lecteur son droit essentiel de compréhension et d’interprétation, en bref son droit de lire. Lire le Coran et le savoir par cœur sont en effet deux choses qui sont intimement liées dans la plupart des écoles coraniques (comme l’est d’ailleurs la lecture de la Thora dans bien des écoles talmudiques). En faisant de l’arabe littéral la langue de l’école publique algérienne, on dissuada les élèves de se faire leur propre idée d’un texte. On introduisit ainsi dans l’école algérienne une conception confessionnelle de la lecture : la capacité de lire y est donnée d’en haut, elle « tombe » sur l’élève-croyant, comme elle tomba jadis sur les épaules du prophète. Elle n’est en aucune façon le fruit d’une conquête, d’un effort personnel, encore moins l’instrument d’une liberté de pensée. Elle est le fruit d’une révélation. Or l’école, dans quelque pays que ce soit, doit être le lieu de l’élévation intellectuelle et non pas celui de la révélation religieuse. L’école algérienne, en imposant à son école une langue inconnue de ses propres enfants, orienta l’apprentissage de la lecture vers une la récitation servile et leur interdit de questionner et de créer le sens des textes. Le juste respect dû au texte se changea en servilité craintive, au point que la compréhension même devint offense. L’exégèse fut ainsi exclue de l’école algérienne et avec elle la critique sereine et objective des textes et des discours qu’ils soient profanes ou sacrés. Lorsque l’arabe littéral investit l’école algérienne, se trouvèrent donc confondus en une mêlée confuse verbe et incantation, lecture et récitation, foi sincère et soumission. Il conféra à tout texte écrit un caractère sacré le rendant impropre à la compréhension, car la quête singulière du sens apparut suspecte, profanatrice et impie.
Recommandé par LinkedIn
En lui imposant l’arabe littéral, ce ne fut pas une langue nationale que l’on offrit au peuple algérien comme cadeau d’indépendance, ce fut un nouveau joug qu’on lui imposa : la langue du religieux remplaça celle du colonisateur avec la même conséquence désastreuse pour la formation intellectuelle du petit Algérien. En bref, l’arabe classique acheva le « sale boulot » que le français avait initié : le français avait exclu pendant des décennies une partie importante des petits « indigènes » des voies de la réussite scolaire ; l’arabe classique condamna l’idée même d’une école libératrice. Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà. Être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans son intelligence est en effet pour un élève la promesse de ne jamais apprendre à comprendre. Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable.
Le ticket gagnant pour l'école algérienne est aujourd'hui celui qui réunit, dans une complémentarité effaçant les déchirures de l'histoire, l'arabe algérien et le français. L'arabe algérien, de plus en plus stabilisé, de plus en plus structuré mérite d'avoir la chance d'occuper pleinement et efficacement les territoires administratif, éducatif, politique et médiatique. Le français, lui, peut, pour sa part, devenir pour tous les Algériens la langue d'ouverture à l'espace européen et cesser d’être l’instrument d'une sélection sociale d'un autre temps. L’amazigh, enfin, doit absolument être pris en compte pour tous ces enfants qui arrivent à l'école avec cette seule langue pour parler et comprendre. Un tel choix imposera une révision en profondeur des modes de coopération culturelle et éducative de la France avec l'Algérie. L'Algérie est un partenaire avec lequel il faut refonder en profondeur l’enseignement et l’utilisation de la lecture et de l’écriture afin de former des « lecteurs résistants » qui sauront exercer leurs droits et assumer leurs devoirs. Cette mutation passe par une claire distinction entre la langue des apprentissages et la langue de Dieu, entre la langue de la libre pensée et celle de la soumission, entre une pédagogie de la compréhension et celle du déchiffrage. Un tel défi transcende les clivages linguistiques.
President/Owner at Energy & Power Systems Consultant
1 ansMerci pour cette importante et lucide réflexion sur une période critique dans la vie d’une jeune l’Algérie. Une bonne recommandation pour tout responsable objectif, quelqu’un qui n'est pas investi émotionnellement dans le passé, comprendrait que toute décision pareille mérite une réflexion patiente et approfondie avec la consultation la plus large possible.
Piquant !