Quels sont les effets de la guerre en Ukraine sur l’espace ex-soviétique?
Isabelle Lasserre
3/07/2023
Le Figaro
DÉCRYPTAGE - Le conflit avec Kiev a commencé à modifier les relations entre Moscou et son «proche étranger».
La guerre russe en Ukraine a affecté tous les pays de la région et créé des trajectoires divergentes entre les États, poussant les uns vers Moscou et les autres vers l’Occident.
De quel côté penchent l’Asie centrale et le Caucase?
La guerre en Ukraine provoque des secousses dans l’ancien espace soviétique, notamment dans les pays d’Asie centrale, engagés depuis février 2022 dans un exercice d’équilibrisme vis-à-vis de Moscou. D’un côté, craignant pour leur souveraineté, ces pays ont pris leurs distances avec la Russie, en refusant de reconnaître l’annexion des territoires occupés et en développant des partenariats avec d’autres acteurs globaux ou régionaux. De l’autre, ils n’ont pas explicitement condamné l’invasion russe de l’Ukraine.
«Ils ménagent leurs relations avec le Kremlin», car la guerre a révélé «le caractère critique de leurs liens avec la Russie aux plans économique, énergétique et sécuritaire», résume Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie/NEI de l’Ifri. En 2022, on a même assisté à une renaissance des relations diplomatiques avec la Russie, avec plusieurs visites de Vladimir Poutine dans la région. La guerre a rappelé le rôle incontournable de Moscou, qui maintient des bases militaires dans plusieurs pays de l’ex-URSS et prétend toujours, même en pleine guerre avec l’Ukraine, être le gendarme dans son «proche étranger».
Pour les régimes autocratiques de la région, la Russie est encore considérée comme une source de stabilité. C’est le cas par exemple au Kazakhstan, où les troupes russes sont venues au secours du président Tokaïev en janvier 2022, quand il était menacé par des émeutes. Depuis le début de la guerre en Ukraine, il a prouvé sa loyauté à Vladimir Poutine en se rendant plusieurs fois à Moscou, notamment pour la Journée de la victoire, le 9 mai. Mais, en même temps, poursuit la spécialiste de l’Ifri, «la guerre change le rapport à la Russie et le regard sur l’histoire soviétique», et pousse le Kazakhstan à critiquer le «colonialisme russe».
Dans le Caucase, les conséquences de la guerre ont joué en faveur de l’Azerbaïdjan, qui, fort du soutien de la Turquie, en a profité pour étendre par la force son contrôle sur le Haut-Karabakh, tandis que l’Arménie bombardée n’a pas été défendue par la Russie, trop occupée en Ukraine. Les deux pays savent cependant qu’ils restent dépendants de Moscou. Il est trop tôt pour connaître les éventuelles implications de l’insurrection armée de Prigojine sur la relation avec la Russie.
La Biélorussie est-elle encore indépendante?
C’est sans doute l’effet le plus spectaculaire de la guerre en Ukraine sur l’ancien espace soviétique. Littéralement avalée par son immense voisin, la Biélorussie est devenue un État vassal de la Russie, et son président dictateur, Alexandre Loukachenko, une marionnette de Vladimir Poutine, depuis que le président russe a sauvé son pouvoir qui vacillait face aux manifestations en 2020. «Aujourd’hui, à la faveur de la guerre, Loukachenko paye le prix de ce soutien. Il dépend des infrastructures économiques et militaires de la Russie. La Biélorussie a été absorbée par la Russie», résume le chercheur indépendant biélorusse Ryhor Astapenia.
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Depuis qu’une colonne est partie de Biélorussie pour attaquer l’Ukraine le 24 février 2022, le pays sert de base arrière à l’armée russe, et les soldats russes blessés sont soignés dans ses hôpitaux. La Biélorussie s’apprête à accueillir des armes tactiques nucléaires russes. Elle hérite aussi, cadeau empoisonné, de la milice Wagner et de son chef, exilé par Vladimir Poutine. La vassalisation de la Biélorussie, dont le Kremlin ne supporte pas davantage l’indépendance que celle de l’Ukraine, a toujours été un projet de Vladimir Poutine. Mais, contrairement à l’Ukraine ou à la Géorgie, il a réussi à changer la route de ce pays de manière pacifique.
Le coup de main apporté au régime en 2020 a eu raison des dernières résistances de Loukachenko. En 2014, le président biélorusse était resté neutre face à l’annexion de la Crimée et faisait quelques clins d’œil, appréciés par la population, en direction de l’Occident. Aujourd’hui, les experts de la Biélorussie affirment que même sa succession se fera avec l’accord de Vladimir Poutine. Les destins des deux hommes sont désormais liés.
La Géorgie est-elle retournée dans l’orbite de Moscou?
Oui. Jadis dirigée par un pouvoir proeuropéen et réformateur, celui de Mikhaïl Saakachvili, la petite république caucasienne, qui fut un modèle de modernisation dans l’ancien espace soviétique, regarde à nouveau vers l’est. En août 2008, pour empêcher la Géorgie de rejoindre l’Otan, Vladimir Poutine avait envoyé son armée l’envahir. Depuis, le maintien de deux conflits gelés (Abkhazie et Ossétie du Sud), instrumentalisés par Moscou, a freiné le rapprochement vers l’Occident et affaibli le pouvoir démocratique.
En 2012, l’influence russe sur la Géorgie a pris une forme plus politique avec la nomination de l’oligarque prorusse Bidzina Ivanichvili, dont le parti avait gagné les élections. Onze ans plus tard, il n’a plus de fonction officielle mais contrôle toujours le gouvernement et le parti Rêve géorgien. À travers lui, la Russie pousse la petite république caucasienne à rompre avec l’Occident contre la volonté de la population, qui veut au contraire se rapprocher de l’Union européenne. Les manœuvres de l’ancien premier ministre, qui a fait fortune en Russie dans les années 1990, visent à faire revenir la Géorgie dans la sphère d’influence de la Russie. Elles ont payé: Tbilissi s’est vu refuser le statut de candidat à l’UE en juin 2022, contrairement à l’Ukraine et à la Moldavie. Le durcissement du régime, qui glisse vers l’autocratie, ne cesse de se poursuivre.
L’ancien président Saakachvili a été jeté en prison, une loi sur les agents étrangers, réplique de celle qui a servi, en Russie, à réprimer les organisations non gouvernementales, la presse indépendante et les voix critiques, a été votée en mars. Elle n’a été retirée que sous la pression de la rue. Depuis, le rapprochement avec la Russie s’est poursuivi. En mai 2023, les liaisons aériennes ont été rétablies entre Tbilissi et Moscou. La tension politique entre les élites prorusses et les aspirations européennes de la population annonce d’autres crises.
La Moldavie a-t-elle un destin européen?
La Moldavie a eu de la chance. La guerre en Ukraine a joué pour elle un rôle d’accélérateur de l’histoire, puisqu’elle a obtenu, en même temps que Kiev, dont elle est un allié fidèle, le statut de candidat à l’Union européenne, en juin 2022. Sous la houlette de sa présidente pro-européenne, Maia Sandu, élue en novembre 2020, ce petit pays pauvre de 4 millions d’habitants s’est rapproché à grande vitesse de l’Europe, en cherchant «à se défaire de l’héritage soviétique», selon les mots de Tatiana Kastoueva-Jean à l’Ifri. C’est en Moldavie, à Chisinau, qu’a été organisé le deuxième sommet de la Communauté politique européenne (CPE) en juin 2023.
Malgré la persistance d’un conflit gelé en Transnistrie, la guerre a réduit les leviers dont dispose la Russie dans le pays. «La Moldavie s’est dégagée du monopole russe en quelques mois, les transferts de fonds avec la Russie ont diminué. Le pouvoir s’interroge sur une sortie de la CEI (la Communauté des États indépendants, liée à Moscou), la jugeant incompatible avec l’appartenance à l’UE», explique le spécialiste Florent Parmentier, dans une note de l’Ifri. «La guerre a permis à la Moldavie d’assumer le rapprochement avec l’Union européenne», poursuit-il. Le pays, très soutenu par la France, n’est pas pour autant sorti d’affaire. La question de la Transnistrie, zone indépendantiste prorusse soutenue par Moscou, n’est pas réglée. «L’Ukraine a proposé de nettoyer la poche russe», explique Florent Parmentier.
Mais les autorités de Chisinau ont décliné la proposition. «La réintégration de cette zone aujourd’hui serait risquée, car on hériterait de 15% d’électeurs prorusses. Mieux vaut effectuer la réintégration progressivement», explique Nicu Popescu, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Moldavie. Mais en même temps qu’elle a rapproché la Moldavie de l’Europe, la guerre a rendu le pays plus instable. Depuis le 24 février 2022, il a connu des explosions en Transnistrie, des pannes d’électricité massives et des chutes sur son sol de fragments de missiles. L’inflation, la présence de nombreux réfugiés et les conséquences de la guerre ont érodé la popularité de Maia Sandu. «La question est, pour elle, d’éviter le piège du gorbatchévisme: populaire à l’extérieur de ses frontières, plus contestée en interne», résume Florent Parmentier.
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1 ansAnalyse utile qui mérite d'être prolongée pour les pays d'Afrique 😎