La leçon de l’élection américaine ? Un populisme smart
Paru dans la Revue politique et parlementaire n° 1097, 122e année - décembre 2020.
Les ressorts socio-politiques de l’Amérique polarisée entre Trump et son successeur Biden ne sont pas éloignés de la situation française ; malaise économique et culturel des classes moyenne et populaire, épuisement des partis, esprit de révolte. Pour éviter un scénario à la Trump, la solution politique n’est-elle pas un populisme « smart », qui allierait bon sens populaire, pédagogie de la réforme, et un projet culturel unissant enracinement et universalisme ?
L’élection de Joseph Biden à la présidence des Etats-Unis ne saurait faire oublier ni le coup de semonce de 2016, ni le glissement à gauche du Parti démocrate depuis l’échec d’Hillary Clinton. Outre plus de 200 nominations dans la magistrature fédérale et trois juges suprêmes, Trump a reformulé le débat politique autour des questions qui taraudent les classes moyenne et populaire : pouvoir d’achat, mondialisation, action extérieure (dans le sens d’un repli isolationniste). Du côté démocrate, outre une forme d’idéologie écologiste contre l’économie, les récentes tensions raciales ont fait surgir un révisionnisme historique assez en phase avec l’aile gauche revigorée du parti, pour une vision multiculturaliste affirmée de la société américaine – situation qui n’est pas inconnue en France.
Joseph Biden, Kamala Harris et leurs opposants républicains devront naviguer entre ces tranchants écueils pour réconcilier les Américains. D’autant que Donald Trump n’a manqué sa réélection que par défaut de sérieux. Le virus Covid aurait dû amener au plan d’urgence sanitaire fédéral que promet Joe Biden, et à une implication pédagogique du chef de l’Etat dont Trump a été bien incapable. Le mauvais génie ainsi remis dans sa bouteille, restera-t-il un « trumpisme » dans la politique américaine ? Quelle leçon la politique française peut-elle tirer de l’épisode Trump et de l’extraordinaire élection américaine de 2020 ?
AUX SOURCES DU TRUMPISME, LE MALAISE AMERICAIN
L’avènement de Donald Trump s’explique par le double malaise qui couve en Amérique depuis les années 1990 parmi les classes moyenne et populaire. Tandis que le projet reaganien de vitalité économique contre l’interventionnisme étatique, et la confrontation du communisme mondial, les avait attirées vers le Grand Old Party (GOP) républicain, la « troisième voie » de centre-gauche incarnée par Bill Clinton pour ramener au pouvoir les démocrates les a ensuite reléguées aux plans économique et culturel. En réussissant une refondation idéologique qui embrassait big business, mondialisation et dérégulation de l’industrie financière, le Parti démocrate a affaibli son traditionnel ancrage ouvrier que Reagan lui avait un temps subtilisé. Derrière les succès électoraux de Clinton puis d’Obama s’est accumulée une colère dont la stagnation du salaire médian depuis la décennie 80 est le meilleur témoin. Sous l’effet de l’innovation technologique et de la mondialisation (soit l’internationalisation des chaînes de production industrielle et l’entrée sur la scène économique de la Chine), classes moyenne et ouvrière ont inexorablement régressé.
En adoptant le libre-échangisme traditionnel des Républicains et en poussant à l’accord commercial nord-américain, signé par Bush Sr et ratifié sous Clinton, le Parti démocrate négligea en effet deux choses : la frustration grandissante de ces catégories au socle de la démocratie de marché depuis le New Deal de Roosevelt, et le risque que le navire de la démocratie américaine perde sa quille avec l’impensable élection d’un bouffon sous les traits de Donald Trump. Mais le bouffon eut cette juste intuition qu’il était temps d’ajuster les accords de commerce pour moins de Made in Monde et plus de Made in America, moins de dumping social et plus de réciprocité, et une approche sans concession vis-à-vis de cette Chine communiste dont les élites dirigeantes pensaient pouvoir faire une partie prenante (stratégique et éco-) responsable du système international fondé par l’Amérique.
Déjà en 1992, la candidature indépendante et anti libre-échangiste de Ross Perot, qui contribua à l’improbable défaite de Bush Sr face au novice Clinton, avait signalé le mal – sans oublier celle, aux primaires républicaines, du paléoconservateur Pat Buchanan défendant « l’âme de l’Amérique » par le contrôle de l’immigration et des valeurs sociales conservatrices, qui annonçait les « guerres culturelles » des années 2000. Deux ans plus tard, sous la houlette de Newt Gingrich, le GOP entreprenait une vigoureuse reconquête idéologique qui le ferait triompher à la Chambre des représentants, bastion démocrate depuis des décennies. Cette réinvention qui regardait avec nostalgie vers le reaganisme, revêtait des reflets « populistes » marqués. Son ennemi était la bien-pensance consensuelle et le politiquement correct émanant de la gauche et des élites démocrates relayées par les médias, et s’arrogeant le terrain moral contre les instincts des classes sous-diplômées des Etats du sud, du Midwest et des lacs, isolés du vaste monde. Confusément mais assurément, les élites dirigeantes cessant d’être des exemples devenaient source de suspicion.
DES LIGNES DE FRONT CULTURELLES INSURMONTABLES ?
Ainsi trahies au plan économique, et rabaissées au plan culturel et de l’identité, cette Amérique qui faisait ce que Nixon avait appelé la majorité silencieuse, nourrit peu à peu un esprit de révolte où les lignes de front mutaient imperceptiblement du classique rouge contre bleu, républicain contre démocrate, au dangereux peuple contre élites. Comme elle s’était offusquée de l’anti-américanisme de la contre-culture des années 60 et des pacifistes contre la guerre du Vietnam (déclenchée par les surdiplômés démocrates de la côte-est, terminée par le Californien républicain Nixon), la majorité silencieuse qui fit une réélection triomphale à Nixon en 1972[1], se retrouva en partie dans la révolte du Tea Party des années 2000, puis celle portée par Trump en 2016.
Celui-ci est un symptôme de ces évolutions plus qu’une cause. Son élection est à la fois un accident de parcours électoral et l’expression d’un courant durable, initié par Buchanan en 1992 et déployé par Bush Jr en 2000, contre les élites : élites démocrates semblant préférer l’Amérique des métropoles et des minorités à celle des campagnes et de la majorité silencieuse blanche (qui n’est plus majoritaire, mais qui vote) ; élites républicaines plus attachées au big business qu’à l’Américain ordinaire et contaminées par le virus du politiquement correct. Par le drolatique concept de RINO – républicain de nom seulement –, la droite populaire marquait désormais au fer les figures du centre-droit dont l’anti-Trump Mitt Romney est une incarnation, comme avant lui Bush Sr, auquel s’était rallié Buchanan mais qu’aurait étrillé le Tea Party.[2] Ironiquement, son fils « W » poussera le GOP vers les classes populaires avec son « conservatisme de compassion », et ses (brefs) tarifs sur l’acier importé pour défendre les hauts fourneaux de l’Indiana, de l’Ohio et de la Pennsylvanie, illustrant la force croissante de la veine populiste.
L’insurrection tea partiste et trumpiste s’inscrit d’abord contre le politiquement correct des années 90 et 2000, qui ressemble à l’anti-américanisme des années 60, où l’on semblait renier le socle reçu en commun des Pères fondateurs et l’esprit pionnier de l’Amérique conquérante. La libération sexuelle eut son pendant politique : doigt majeur dressé en guise de salut au drapeau. Ayant du mal à se faire à l’évolution démographique du pays sous la poussée des latinos, essentiellement Amérindiens, une bonne partie des Américains ne comprend pas la passion de la gauche pour l’Amérique multiculturelle et hispanisée. Elle lui semble trahir un mépris de l’Américain moyen et d’une certaine histoire du pays, son histoire WASP depuis le Mayflower[3], avec ses pages universelles mais aussi ses violences et, toujours, la tâche de l’esclavage et de Jim Crow.[4]
En 2016, le mot est lâché par Hillary Clinton. Celle qui incarne l’élite démocrate coupée du peuple, qui a choisi New York pour se lancer en politique plutôt que le modeste Arkansas d’où s’est propulsé Bill, dénonce les « déplorables » qui approuvent Trump. Elle a peut-être raison sur le fond, mais le propos est révélateur d’une hypocrisie élitaire. Né fortuné, Trump peut être un fraudeur à grande échelle et un failli à répétition, la mémoire populaire préfère retenir le petit scandale foncier Whitewater (1993-96) qui amena la Première Dame démocrate à comparaître devant le Congrès, et qu’en 2016 le New-Yorkais « taguait » du sobriquet « Hillary-bandit » (crooked Hillary). Les classes moyenne et populaire des Etats de la ceinture industrielle, abîmée par les évolutions économiques récentes, Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie, lui couperont la route de la présidence – pour la rouvrir quatre ans plus tard à Joe Biden.
En 2020, à l’autre opposé du spectre politique, l’attitude incendiaire de Trump devant les violences policières à l’endroit des Noirs et les relents suprémacistes, provoque un emballement. Une nouvelle poussée de contre-culture se fait jour. Le légitime Black Lives Matter autorise l’absurde « cancel culture » qui déboulonne les statues et ouvre la boîte de Pandore de l’inventaire historique, comme « me too » a créé le risque d’accusations en série, et banni toute velléité de galanterie dans une société marquée par ses origines puritaines. Comme piquée au vif, l’Amérique de Trump lui renouvelle son soutien, s’élargissant même de plusieurs millions d’électeurs.
DEMOCRATES ET REPUBLICAINS EN RECOMPOSITION
Les préoccupations économiques y sont pour beaucoup. Car Trump-Biden, c’est aussi l’opposition classique du laisser-faire contre l’interventionnisme, de l’opportunité économique contre l’assistanat. A la fureur de la gauche, près d’un tiers des votants afro-américains et hispaniques ont choisi Trump. Et le résultat est là : une Amérique plus polarisée encore que celle laissée par le bushisme et ses « guerres culturelles » autour de god, guns and gays (le rôle de la religion dans l’espace public, le libre port d’armes, les droits des homosexuels - sans oublier l’avortement).
Le trumpisme n’est en effet que la suite du bushisme et du Tea Party, une poussée de fièvre du conservatisme américain en convulsion depuis trente ans, où le nativisme, le conspirationnisme et l’isolationnisme ont gagné du terrain sur les élites libérales des affaires. Ce trumpisme, la défaite de Trump ne l’efface pas. Cependant, s’il veut dominer, le GOP post-Trump doit le dépasser en trouvant un équilibre entre les aspirations négligées des classes moyenne et populaire que Trump lui a solidement attachées, et celles de l’Amérique qui monte, minorités et nouvelles générations, dont les vues sur un capitalisme écoresponsable ou les évolutions sociétales, diffère de celle des anciennes générations.
Le président Biden devra lui aussi réinventer son parti en le réinscrivant dans la tradition des cols bleus, ouvriers de l’industrie pétrolière et gazière de sa Pennsylvanie natale que ne séduit pas le Green New Deal écolo de la gauche, ou magasiniers déracinés d’Amazon. Il lui faudra réinventer un travaillisme qui soit conciliable avec l’innovation, la « tech » et le commerce mondial, à la fois populaire et capitaliste. En somme, un America First à la Roosevelt. C’est pourquoi l’administration Biden-Harris poussera plus encore qu’Obama-Biden à la réciprocité et la concurrence loyale dans le commerce mondial, pour chercher à protéger les travailleurs américains et œuvrer à la justice sociale. Enfin, celle-ci inclura plus qu’avant ses aspects raciaux, dont la métisse Harris, élevée par une mère indienne, sera la vigie. Par une meilleure codification des règles de police ou en restreignant autant que possible le libre port d’arme garanti par le Second amendement, Biden aura en effet devant lui un défi historique monumental pour atténuer la culture de la violence inhérente à l’histoire américaine.
Celui que peu de choses sépareraient d’un républicain à la Bush Sr pourrait tirer de sa longue expérience sénatoriale un modus operandi avec les sénateurs républicains, qui lui fourniraient une bonne excuse pour ne pas trop céder à la gauche démocrate. Il y a plus à parier, toutefois, que ceux-ci reprennent l’obstructionnisme qu’ils avaient opposé à Obama, dans l’espoir d’une victoire législative en 2022, et présidentielle en 2024.
POPULISME « SMART »
Au fond, à gauche comme à droite aux Etats-Unis, c’est un langage populiste « smart » qui représenterait la voie de l’avenir. Un langage faisant toute sa place au bon sens populaire et aux anxiétés des catégories qu’a affaiblies une approche trop confiante, ou naïve, de la mondialisation et de la mutation numérique. Un langage prenant aussi des accents reaganiens devant l’Etat-parti chinois qui écrase Hong-Kong et menace Taiwan, pour redonner à tous les Américains la fierté de leur pays comme agent de la liberté et de l’émancipation.
Décrire ces ressorts socio-politiques de l’Amérique au moment où Trump s’en va, c’est aussi parler de la France. Soumise aux mêmes convulsions, elle a connu de semblables dérives multiculturalistes à gauche, et un semblable échec de la droite à concilier Europe, libre entreprise et classes populaires. Qu’on se rappelle la « pensée unique » : tolérance obligatoire au plan culturel et de l’identité, ouverture des marchés sans sauvegarde, et vertu monétaire comme dogme économique malgré les dégâts évidents au sein des classes moyenne et populaire. On ne saurait s’étonner qu’ait incubé en leur sein un esprit de révolte, exprimé par le vote RN, J. -L. Mélenchon ou les gilets jaunes, comme aux Etats-Unis le Tea Party, Bernie Sanders et Donald Trump. La France peut cependant espérer un autre scénario.
Pour éviter un Trump, c’est aussi un populisme « smart » s’adressant à la fois aux classes supérieures et aux classes populaires, également tentées par la contestation des élites dirigeantes, qui est à souhaiter. Un projet économique et historique qui écarte le poison de la lutte des classes requiert de s’écarter des codes convenus. Un discours franc sur l’intégration sans se cacher derrière l’arbre du terrorisme, et un rejet argumenté et ferme de l’autodénigrement historique, répondrait à l’anxiété culturelle qui alimente le vote lepéniste. Au plan extérieur, à l’instar du président Macron, renouer la confiance dans le projet européen est capital. Cela passe par un discours clair sur les objectifs et les moyens, la réciprocité comme condition du libre-échange, l’usage d’armes de défense commerciale face à la Chine et le rejet de l’extraterritorialité américaine, une politique offensive en Méditerranée et en Afrique, et une défense européenne - à laquelle cependant l’Allemagne n’est pas favorable. Un plan structuré pour la francophonie revendiquant l’universalisme français, ouvert à tous les hommes sans être une célébration béate de l’immigration, relancerait aussi notre rayonnement culturel que les polémiques sur la laïcité ont pu entamer.
Un populisme smart serait un populisme assumé plaçant l’école au cœur de son projet, condition d’un niveau général d’éducation permettant discernement et esprit critique face à un risque à la Trump. Il ferait aussi la pédagogie de la mondialisation et de la transition technologique, tout en prenant garde à l’exaspération fiscale des classes les plus vulnérables. Autour de l’émancipation, de la réussite et de la fierté collective, alignant émotion et rationalité, un populisme smart pourrait rendre à tous le sentiment de participer à un projet social et un destin national.
Yannick Mireur, auteur de deux essais sur les Etats-Unis, Après Bush, préface H. Védrine, et Le monde d'Obama. Fondateur de la revue Politique Américaine, Il a enseigné aux ESM de Saint-Cyr Coëtquidan et intervient régulièrement dans les médias sur l’actualité américaine. Dernier ouvrage paru, Un garçon audacieux, roman contemporain sur la politique française.
[1] Elle deviendra la « majorité morale » à la fin de la décennie, avec une poussée des milieux évangélistes au sein du Parti républicain, dont Reagan flattera les élans millénaristes dans sa bataille contre le communisme. L’influence de la « droite chrétienne » ne cessera, jusqu’à Bush Jr, Trump et l’imprécatrice Paul White, de s’exercer sur le mouvement conservateur américain.
[2] Buchanan se représentera aux primaires de 1996 contre le sénateur Bob Dole, par une candidature « insurrectionnelle » semblable à la précédente, prétendant incarner le peuple contre l’establishment GOP de Washington. Il se ralliera finalement à Dole.
[3] WASP ; anglo-saxons blancs protestants, comme les pilgrims du Mayflower en quête de liberté religieuse, arrivés à Boston en 1620.
[4] Figure fictive de spectacle musical des années 1820 personnifiant et caricaturant les Afro-Américains, Jim Crow désigne par extension les pratiques ségrégationnistes des anciens Etats confédérés.