LA MORALE SYLLABIQUE OU LA GUERRE SANS FIN
Dans la tâche improvisée et passionnante que je me suis imposée en tant qu’archéologue du papier, j’ai exhumé une vieille gazette : ÁLBUM LITERARIO, un mensuel publié à Loja, en 1904, sous la direction de trois éminents intellectuels: Manuel Ignacio Toledo, Máximo Agustín Rodríguez et José Alejo Palacios. J’ai découvert dans ce tabloïd quelques pépites littéraires qui ont ravi les quelques lecteurs qui jouissaient alors de l’enfermement paradisiaque auquel la nature capricieuse des Andes les avait enfermés. Dans l’article, « Amar con Desobediencia » - Amour et désobéissance, en espagnol- signé anonymement par la rédaction, ils commentent le roman écrit par Quintiliano Sánchez, président de l’Académie Equatorienne. Ce roman raconte l’amour mouvementé entre Reinaldo, un officier de l’armée, originaire de Daule, et Blanca Rosa, une damoiselle de Quito.
L’idylle, non approuvé par la mère de la jeune fille, pousse le jeune homme à kidnapper sa dulcinée. Il l’emmène chez ses parents. Elle accepte, pensant que l’affaire se terminerait par un mariage; mais cinq ans plus tard, elle se rend compte qu’il s’agit d’une promesse fallacieuse. Fidèle à ses convictions, Blanca Rosa n’a pas cédé son honneur pendant cette période interminable, jusqu’à ce que, dans un segment complètement surprenant de l’intrigue, le Fado del Platanal, une forme surnaturelle et éthérée, révèle au couple quelque chose d’aussi incroyable que tragique : les deux tourtereaux sont en fait frère et sœur! Traumatisé, Reinaldo partit se battre contre les troupes Tarquinistes, où il perdit la vie. Voici l’essentiel de l’histoire.
Avec enthousiasme, les journalistes de l’ÁLBUM LITERARIO exaltent d’emblée « le joyau de valeur singulière de la littérature castillane [...] pour son style et sa sobriété [...] pour le grand cadre de moralité mis en scène. » Et ils ajoutent « Q. Sánchez nous enseigne à aimer la vertu et à sanctifier l’amour. » Dans un second temps, et sans se laisser intimider, ils critiquent le chapitre où s’annonce l’irrémédiable parenté des protagonistes qu’ils ne comprennent pas ; à leur avis l’auteur aurait mieux fait de supprimer ce passage.
Pour mieux étayer ses commentaires sur le caractère moralisateur du récit de Q. Sánchez, la rédaction fait usage d’une ironie mordante, en l’opposant à ceux qui appartiennent au mouvement littéraire antagoniste et très en vogue à l’époque, en ces termes : « De nos jours, les romans pornographiques envahissent la littérature, comme un torrent de lave et de boue, et laissent derrière eux désolation et mort. Les disciples de Zola, de Vargas Vila, de Zamacois, de Castanier, de Toupin et de mille autres, songent à ruiner le véritable but du roman, et, se vantant d’être lettrés, écrivent des ouvrages dignes d’être lus seulement dans un bordel. » Les auteurs concluent en soutenant la décision des parents qui empêchent ces lectures à la maison. Cette critique violente, qui peut nous paraître insensée, était fréquemment utilisée à cette époque, obligeant parfois les auteurs eux-mêmes à défendre vigoureusement leurs œuvres, comme le faisait Zola pour répondre aux vitupérations du journaliste du Figaro, Ferragus.
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Je lisais récemment Carlos Quizhpe Silva, un nouvel et talentueux écrivain de la littérature équatorienne, qui a réussi à émerger avec brio hors des frontières. Dans la Maquina Combinatoria, une revue littéraire virtuelle, il écrit un article dans lequel il oppose la fin du XIXème siècle et la fin du XXème dans : « Loja, entre le romantisme de Miguel Riofrío et le New Age de la littérature contemporaine » où il cite Oscar Wilde : « il n’y a pas de livres moraux ou immoraux ; simplement les livres sont bien ou mal écrits ». Dans cette analyse Carlos Quizhpe souligne la clarté d’esprit et les compétences linguistiques des poèmes de Tania Salinas Ramos, écrivaine au verbe affirmé. Cet article réussit à faire une étude juste et nécessaire en plaçant sur l’échelle improbable des valeurs l’éternel dilemme entre ce qui était et ce qui ne l’est plus, entre ce qui est et sera peut-être. Quizphe, en somme, fait une critique élégante, caustique et intransigeante à la fois, lorsqu’il note le manque d’écrivains de renom depuis plusieurs décennies.
La lecture morale des textes de Zola et de ses disciples, traités de pornographiques ou putrides par le simple fait de décrire l’insupportable cruauté de la condition humaine est erronée; elle nous interpelle aujourd’hui sur les limites de la liberté d’expression. La guerre des syllabes entre les hommes-alphabet, que nous sommes, malgré la multiplication des codes de communication dont nous disposons, n’est pas terminée, c’est une certitude. Cette controverse millénaire s’est transformée en un long exode salutaire qui a permis aux écrivains de passer de l’obscurantisme et l’autocensure à de nouvelles formes d’expression. L’érotisme, par exemple, a cessé d’être considéré un mot imprononçable ou diabolique et il est devenu une autre forme d’art. Les nouveaux écrivains peuvent bénéficier d’une certaine complaisance des lecteurs, une forme d’indulgence qu’il ne faut pas non plus qualifier de condescendance, non, mais simplement comme le résultat d’une transformation d’une société qui distingue mieux la beauté de l’indécence et l’élégance de la vulgarité. Une seule règle doit guider le jugement : la liberté.
Hugo González Carrión
Presles, décembre 2023