SUR LES TRACES DE GEORGE SAND

Quand j’étais enfant, mon frère, ma sœur et moi avons fondé un cirque que nous avons appelé « Les étoiles filantes ». Avec une distribution réduite, deux clowns et une danseuse, les rôles étaient clairement répartis et il fallait faire appel à notre inépuisable imagination pour diversifier les représentations artistiques afin de ne pas provoquer l’ennui ou la somnolence des spectateurs. Les soirées artistiques avaient généralement lieu chez ma grand-mère Margarita ou chez mes parents. Le spectacle, payant, permettait aux trois artistes de gagner modestement leur argent de poche en étant exemptés d’impôts. En ma qualité de directeur artistique, je faisais répéter les numéros à mes deux associés avec une rigueur qui se terminait en conflit lorsque la patience s’épuisait. L’objectif était d’offrir un spectacle digne de ce nom et d’éviter les critiques d’un public exigeant. Ce projet artistique n’a pas connu la longévité que l’on attribue traditionnellement aux familles de saltimbanques pour deux raisons. La première s’est produite au milieu d’une représentation : alors que je racontais une blague, mon frère s’est mis à pleurer et le public aussi. A mon tour, mes yeux ont commencé à me piquer et mon nez à me démanger. Nous avons aussitôt réalisé qu’il s’agissait de gaz lacrymogènes que la police avait probablement lancés sans bien viser lors d’une manifestation étudiante. Ces grenades lacrymogènes, en tombant près de l’entrée de la maison, avaient provoqué la confusion générale et, de fait, avaient entraîné la fin du spectacle. Ma grand-mère Margarita et mon oncle Jorge nous ont aidés à neutraliser l’effet des gaz avec des chiffons humides. Le pire, c’est qu’il a fallu rendre l’argent des billets vendus. La deuxième raison est liée à mon frère qui, de manière inattendue, a « démissionné » parce qu’il en avait marre de son rôle de clown. Et c’est ainsi que cette entreprise familiale a baissé le rideau prématurément et définitivement, privant le public, même d’autres latitudes, d’un cirque et de représentations extraordinaires.

J’ai cherché une explication à notre vocation artistique qui est née très tôt et j’ai trouvé la réponse dans notre petite enfance : mes tantes, María Elena et Lía Margarita, en improvisant, nous déguisaient pour les différents défilés ; Maman m’avait fait confectionner chez le tailleur, M. Medina, un élégant costume de clown en tissu satiné. Ce contexte familial animé et festif permanent était sans doute propice à susciter un esprit clownesque. Quand je suis devenu un « grand enfant », déguisé en clown, j’animais des fêtes pour les plus petits. Des années plus tard, j’ai découvert que ma grand-mère Margarita González Delgado (née en 1906), avec Isabel Valarezo et Luz María Mora, avait rejoint la chorale féminine du lycée Bernardo Valdivieso (photo 1). En 1925, Margarita faisait aussi partie de la première troupe de théâtre universitaire de Loja, sous la direction du metteur en scène Carlos Manuel Espinoza et du directeur musical Salvador Bustamante Celi, qui, avec beaucoup d’inspiration et une baguette magistrale, ont dirigé les farces auxquelles ont participé Isabel Valarezo, Rosa Puertas, Miguel Ángel Vélez, Luis Fernando Ayora, Juan Francisco Ontaneda et Pepe Aguirre (photo 2). Selon le témoignage de Dorita Aguirre Palacio, recueilli dans une interview menée par le regretté Ecuador Espinosa Sigcho, cette troupe dans les années vingt du siècle dernier a reçu un accueil enthousiaste de la part du public. Il convient aussi d’évoquer un autre évènement culturel mené par des femmes, toutes bénévoles, autres que celles mentionnées. Ce groupe, en surmontant des préjugés et implantant un féminisme courageux et décomplexé, a fondé la radio à ondes courtes HCRCSC, au milieu des années trente et pendant deux décennies. Les émissions de radio se sont succédé : bulletins d’information, musique, poésie et services religieux… La première femme au micro à Loja se nommait Melva Carrión – qui deviendra plus tard mon enseignante à la maternelle –, mais ont participé aussi les sœurs Dora et Ofélia Aguirre Palacio, des sœurs Carmen Lía, Piedad et Alba Castillo, Mlle Suquilanda, entre autres.  Ce même groupe créera plus tard l’académie de danse et musique Santa Cecilia. Quelle prouesse !

Margarita González Delgado, pour qui le monde se montrait vaste et inexploré, ne s’est pas seulement aventurée dans l’univers du théâtre et du chant, mais aussi dans celui de la littérature, écrivant des poèmes dans la presse locale, comme le publie le bimensuel El Luchador des frères Maldonado-Paz en 1927, où les lecteurs ont apprécié un texte qui respirait candeur et pudeur (photo 3). Son itinéraire est tracé par son esprit rêveur et inquiet, semé d’initiatives adaptées aux circonstances de l’époque. Tout d’abord, elle s’est inscrite à la faculté de droit pendant un an, elle a ensuite changé d’orientation pour l’école de sages-femmes de Cuenca comme sa sœur Julia Esther, puis celle de Quito où elle a obtenu finalement son diplôme. Cependant, sa personnalité dynamique et intrépide s’opposait à la sédentarité professionnelle, la poussant sur d’autres voies, peut-être plus libres, plus pragmatiques. Des années après, elle a rejoint le centre Segundo Javier Riofrío où des citoyens animaient avec enthousiasme l’activité culturelle de Loja et de sa province.

Puis elle s’est lancée dans le monde de l’entreprise et a fondé avec ses sœurs une fabrique de savon noir qu’elles installèrent à l’arrière de la maison inachevée de la rue Sucre. Sont placées dans des containers en bois de la graisse animale, de la chaux et des cendres, éléments indispensables pour produire la pâte initiale livrée ensuite au processus de saponification. Mon oncle Jorge, faisant preuve d’habileté, grimpait sur chacun de containers pour vérifier et garantir que le produit final réponde aux normes de qualité requises. La saponification a représenté pour moi le premier « laboratoire » à ciel ouvert où j’ai vu comment les matériaux organiques pouvaient se transformer comme par magie. La commercialisation du savon noir a connu son heure de gloire pendant un certain temps avant de laisser place à la sophistication et au monopole industriel de Guayaquil et de Quito qui ont étouffé l’économie artisanale et régionale. Presque à la même époque, Margarita González Delgado n’a pas cessé de générer des idées, permettant par exemple l’ouverture d’une boulangerie qu’elle a aménagée dans sa maison de la rue Cariamanga pour faire un excellent pain. Dans le grand atelier, on laissait le pain « reposer » toute la nuit afin que la levure métamorphose la masse avant de la mettre au four à l’aube. Cette pièce était pour moi un autre « laboratoire » qui m’intriguait : l’alchimie transformait aussi la matière. Le personnel se levait très tôt pour chauffer les deux fours où l’activité était frénétique au moment de la cuisson. L’odeur du pain ne s’est jamais effacée de ma mémoire.

Les femmes de cette époque avaient un mérite indiscutable en se distinguant sur plusieurs fronts simultanément pour affirmer leur indépendance. Il était cependant difficile pour une femme de conjuguer dans sa vie certains idéaux et exploits sans faire de sacrifices. L’écriture et la littérature n’échappent pas à ces contraintes. J’ai retrouvé, en respectant les concordances historiques qui s’imposent, un parallélisme entre le féminisme fervent de George Sand (née en 1804) dans le Berry français et ces braves femmes latino-américaines : elles sont certes séparées par l’océan, évoluant sur deux continents différents, greffées sur deux siècles de vraies luttes distinctes, mais liées par la même ténacité.

Hugo González Carrión

Juillet 2024

 

 

 

 

 

 

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