La petite histoire du jeudi : septième ciel
À l’aube des années 2030, Vivianne Agudes fut choisie pour être la première Française commandant la station spatiale internationale ISS. Au tableau tricolore, elle succédait à Thomas Pesquet. Une consécration pour cette femme célibataire de trente-neuf ans, entièrement dévouée à son métier.
Vivianne avait un profil relativement classique, si tant est qu’il puisse l’être dans un secteur aussi pointu – aussi élevé ? – que la recherche spatiale. Bac à quinze ans, ingénieure aéronautique de formation, diplômée en biochimie, elle avait également été sportive de haut niveau (championne de France junior du huit cents mètres), parlait l’anglais et l’italien couramment, maîtrisait relativement bien le Russe et possédait quelques notions pratiques de mandarin.
Malgré sa discipline de prédilection, le sprint, elle était dans son caractère une coureuse de fond. Elle voyait sur le long terme, ne se précipitait jamais, même si elle savait prendre dans l’urgence les décisions qui s’imposaient, et avait modelé son esprit pour des efforts de longue durée et des perspectives lointaines. Elle aimait planifier, et planifier loin.
Par ailleurs et sur un aspect plus trivial, elle était plutôt une belle femme, dans un genre un peu dur. Ses cheveux bruns étaient coupés courts, à la garçonne, son visage régulier aux pommettes marquées semblait être sculpté dans un bloc de glace ou d’acier tant ses traits étaient découpés. Avec ça des yeux bruns et larges et un nez parfait qui surmontait une bouche fine, peu ourlée mais élégante. Elle avait le genre de beauté glaçant de certains mannequins des années quatre-vingt-dix que l’on admirait comme des statues, un plaisir uniquement esthétique, sans le désir d’aller plus loin.
Elle ne fut pas tout de suite désignée commandante. Elle fit d’abord deux séjours dans l’espace. Quelques mois après son second retour sur terre, on lui annonça sa prochaine nomination. Ce fut évidemment un immense plaisir. Ses efforts payaient, une fois de plus. Ces soirées à étudier, toutes ces journées à travailler, à s’entraîner, apprendre. Elle avait renoncé à beaucoup de choses, mais en récoltait les fruits et ces fruits étaient goûteux et sucrés.
Il y eu l’annonce officielle, la tournée des médias, les plateaux télé, les journalistes et les hommes et femmes politiques soulignant avec force sourires son genre et combien sa nomination était une victoire pour les femmes. De la sorte et sans s’en rendre compte, ils concouraient à faire reculer l’égalité dont ils se voulaient les chantres.
Les préparatifs commencèrent. Le fondamental : l’entraînement, la familiarisation avec les améliorations technologiques, la préparation des recherches. Puis vint l’aspect le plus terrien de cette mission spatiale : la nourriture. Les différentes missions au-delà de la thermosphère avaient au moins mis un point en évidence : le fantasme né au vingtième siècle des astronautes se nourrissant de pilules ne verra jamais le jour.
Un collège de scientifiques, de communicants et de politiques choisit un jeune chef en vogue. Thierry Marx avait passé la main, et l’on souhaitait donner un peu de fraîcheur à l’image de la gastronomie française, haute pour l’occasion de quatre cents kilomètres.
Ces éminents spécialistes désignèrent donc Albin Bonaventure, jeune chef de trente-quatre ans d’origine réunionnaise. Il était déjà médiatisé depuis quatre ou cinq ans. La raison tenait autant à ses talents de cuisinier qu’à son aisance devant les caméras et sa jovialité. Côté cuisine, il aimait les mélanges de saveurs et les assiettes colorées. Il était aussi un locavore convaincu. Expatrié en métropole, loin de son île natale, il recréait les saveurs de son enfance à coup de produits locaux : son génie était là. Ainsi, pour remplacer le chocolat, il préférait les graines de tilleul grillées. Il se passait souvent de poivre, ne présentait des fruits exotiques que s’ils étaient cultivés dans le sud de la France et avait même lancé un élevage de porcs asiatiques, gras et dociles, à cent kilomètres de Paris pour fournir en viande de première qualité sa table étoilée et son bistro branché.
La rencontre des deux personnalités fut assez malaisante. Elle était à peu près insensible aux plaisirs de la table, considérant les aliments avant tout comme une source d’énergie et de nutriments. Quant à lui, l’espace lui semblait être un champ d’exploration assez inutile, car dépourvu de substances aptes à être cuisinées. Elle voyait dans l’art culinaire une perte de temps et d’énergie, il considérait comme Oscar Wilde que la logique est ce qui reste aux gens sans imagination. Devant ses réponses évasives et les refus de la jeune femme de s’impliquer, Albin commença à perdre patience. On abrégea la réunion, ils se quittèrent avant d’être en mauvais termes.
Le protocole d’élaboration des menus exigeait qu’ils se revissent plusieurs fois. Un mois plus tard, le chef et la commandante avaient mis de l’eau dans leur vin. Albin l’accueillit de façon moins démonstrative que la première fois, elle se força à s’intéresser. Le cuisinier l’avait écoutée et ressuscité de son enfance tourangelle des saveurs qu’elle pensait avoir oubliées. Il ne put s’empêcher de pousser un cri de joie accompagné d’un pas de danse quand il vit un sourire réchauffer son visage. Elle en fut surprise, même touchée. Ils se séparèrent avec un sentiment ambivalent.
Cette équivocité ne dura pas longtemps. Les opposés s’attirent, parfois ils se mélangent. C’est ce qui arriva au cinquième rendez-vous.
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Commença alors entre eux une histoire peu ordinaire, prudente et intense en même temps. Pris par leurs missions respectives, l’exploration de l’espace pour l’une, l’exploration des saveurs pour l’autre, ils n’avaient que peu de temps à se consacrer. Et puis il y avait ce calendrier, ce jour où elle partirait pour de longs mois dans l’espace. Alors ils poussèrent la flamme et se brûlèrent avec délectation à cet amour improbable.
Ils aimaient chez l’autre ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux. La maîtrise du caractère et la distance avec les événements, la capacité à envisager des projets au long cours chez Vivianne ; la flamboyance, le naturel, le grain de folie et l’imagination sans limite chez Albin.
Puis quelques semaines avant son départ, Vivianne rejoignit le centre de lancement. Le cuisinier ne pouvait pas suivre, il n’avait pas prévu, il était dans l’instant, lui, dans le jour présent, il n’avait pas anticipé cette séparation, ou pas voulu la voir.
Il se parlait au téléphone, elle un peu froide, méfiante des histoires d’amour qu’elle maîtrisait mal, lui surjouant la bonne humeur. Mais chaque minute au téléphone était un instant de grâce pour les deux, même si les silences étaient longs.
Survint la dispute. Le motif était futile, elle arrivait presque au pire moment, dans la dernière ligne droite. Ce n’était que l’expression d’une frustration partagée mais jamais nommée. Le ton monta, elle raccrocha. Immédiatement, elle décida de ne plus penser qu’à son départ. C’était le dernier tour de piste et elle était dans les starting-blocks.
Le lancement, le trajet, l’arrimage à la station se déroula sans anicroche. L’équipe faisait du bon travail, les relations étaient sympathiques et professionnelles. Elle impressionnait par sa rigueur et son écoute, son implication dans ses travaux et la vie à bord. Mais à chaque repas qu’elle ouvrait, elle pensait à Albin, à son terrestre de chef. Chaque plat avait une histoire qu’elle se repassait et les souvenirs leur conféraient un surplus de saveurs, délicieuses même légèrement amères.
Albin avait choisi un excellent second. Bien lui en avait pris, car depuis Vivianne était dans l’espace, lui était dans la lune. Sa capacité de concentration était réduite à néant, sa présence aux restaurants à sa plus simple expression. Il se morfondait, attendant un signe. Il guettait sur son calendrier le jour de l’anniversaire de Vivianne.
« Oui »
Le signe arriva, trois lettres. Trois lettres qui répondaient à une question sucrée. Un gâteau dans l’esprit d’un mystère au cœur de tarte tatin, madeleine de Proust de la Commandante. Chaque plat avait un nom sur l’emballage. Ce mystère s’appelait Question. La pâtisserie manqua de lui briser une dent quand elle mordit dedans et tomba sur un morceau trop dur. Flottant dans l’espace, elle sortit de sa bouche l’objet du délit. Il était rond et argenté. Le mystère. La Question. L’anneau. Logique simple, mais pleine d’imagination. La réponse l’était autant. Simple et fantasque en même temps, impétueuse et l’engageant sur le long terme. Ce fut à ce jour la plus haute demande en mariage de tous les temps.