La réindustrialisation, c'est déjà fini ?
Avec l'annonce de la suppression de plus d'un millier d'emplois chez General Electric à Belfort, les inquiétudes sur l'industrie française renaissent. Plusieurs appels de journalistes aujourd'hui chez Trendeo nous ont incité à partager les données que nous leur avons communiquées, et même à les actualiser.
Depuis 2009, nous suivons dans une base de données, commercialisée par abonnement (cf. sur notre site), l'actualité de l'emploi et de l'investissement en France. De cette base, nous extrayons ponctuellement des synthèses pour vérifier que nos données reflètent bien ce qui se passe dans l'économie française.
Dès l'origine, nous avons créé un indicateur d'évolution du nombre d'usines en France. On sait que l'industrie et les services tendent à se rapprocher, et Pierre Veltz a justement lancé le concept d'hyper-industrie pour qualifier ce phénomène. La frontière entre les secteurs industriels et de service s'efface. Mais il nous semble important, par-delà les découpages sectoriels, de continuer à localiser spécifiquement les activités de fabrication, distinguées des activités de conception, de transport ou de commercialisation.
En 2009-2011, interrogés par des journalistes sur le sort des "usines", nous avons décidé qu'un site employant plus de dix salariés dans une activité industrielle ou de production d'énergie, est une "usine". Et, depuis 2009, nous comptons les sites correspondant à cette définition, qui ouvrent et ferment sur le territoire national (depuis 2016, grâce à nos partenaires Fives, EDF et l'Institut de la Réindustrialisation, nous comptabilisons aussi les ouvertures de grands sites industriels au niveau mondial).
Que nous disent donc les indicateurs issus des données Trendeo sur l'industrie française depuis 2009, et sur la réindustrialisation entamée en 2016 ?
L'industrie française a bien rétabli depuis quelques mois une situation très dégradée depuis 2009
Comme l'indique le graphique ci-dessous, le solde net cumulé des ouvertures et fermetures d'usines a atteint un point bas en avril 2016, avec un total de 623 usines perdues. Après cela, la situation s'est améliorée régulièrement, avec un solde de 557 usines perdues en octobre 2018.
Solde cumulé des ouvertures et fermetures d'usines, Observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France.
L'amélioration de la dynamique des sites industriels marque le pas depuis octobre 2018
De novembre 2018 à mai 2019, cinq des sept mois écoulés ont connu un solde négatif des ouvertures et fermetures d'usines. Comme l'indique le graphique ci-dessous, cela est dû à une baisse des créations de sites et non à une hausse des fermetures.
Évolution des ouvertures et fermetures d'usines dans les 24 derniers mois, observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France.
De fait, depuis 2009, c'est la baisse marquée des fermetures d'usines qui permet une amélioration du solde net. Il n'y a jamais eu de reprise des créations de site. Comme l'indique le graphique trimestriel ci-dessous, il y a même une légère baisse tendancielle des ouvertures d'usines depuis 2009.
Ouvertures et fermetures d'usines, en nombre par trimestre. Données observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France
Cela n'empêche pas l'emploi industriel de repartir plus franchement, du fait d'un changement dans le jeu des créations et extensions de sites.
L'emploi industriel résiste mieux que les usines
L'emploi industriel a repris à partir de février 2016. Comme l'indique le graphique ci-dessous, il reste encore positif au premier trimestre 2019.
Solde net mensuel des emplois industriels créés et supprimés. Données observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France
Si l'on compare la dynamique des ouvertures et fermetures d'usines, et la dynamique des gains et pertes d'emplois industriels, en données cumulées depuis 2009, la reprise des emplois est plus forte que celle des sites industriels.
Comparaison des dynamiques d'ouvertures et fermetures de sites industriels et de création et suppression d'emplois industriels. Données observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France
Les extensions d'usines ont été privilégiées dans la reprise
Nous différencions, dans les données saisies dans notre base, les créations de sites des extensions. Comme le montre le premier graphique ci-dessous, en 2009, les emplois créés lors d'extensions de sites étaient à peu près équivalents aux emplois créés sur des nouveaux sites. Sur toute la période, les emplois créés sur des extensions de sites ont progressé plus rapidement que les emplois créés sur des créations de sites. De fait, le ratio des emplois créés lors d'extensions de sites, sur le deuxième graphique ci-dessous, est passé de 1 en 2009 à 4 en 2019.
Comparaison des créations d'emplois industriels sur des extensions de sites et sur les créations de sites, en nombre annuel d'emplois . Données observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France
Ratio des emplois industriels créés lors d'extensions de sites et lors de créations de sites, en nombre annuel d'emplois . Données observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France
Il n'est pas dans notre intention d'essayer d'expliquer cette évolution. Mais tout se passe comme si la création de site avait été évitée par les industriels, au profit des extensions.
Cela peut découler de questions financières : de fait, les montants moyens investis par projet sont presque constamment inférieurs pour les extensions de sites.
Dans le même temps, l'investissement moyen par emploi créé s'est accru, que ce soit pour les projets de création comme pour les extensions.
Les entreprises industrielles ont donc cherché à investir à moindre coût en étendant les capacités de sites existants plutôt qu'en créant de nouveaux sites. Cette stratégie peut avoir des limites si l'on admet que dans nombre de cas il vaut mieux refaire à neuf que de réaménager des sites trop anciens.
Le lecteur pourrait également penser que ces variations, entre créations et extensions de sites industriels, ne sont pas significatives et sont dues à des artefacts de mesure. C'est toujours possible, s'agissant d'un système de collecte de données qui repose sur l'analyse de données publiées dans la presse, donc partiel. Mais la comparaison avec la dynamique des fermetures de sites et réductions d'effectifs, que nous mesurons également, montre qu'il y a une spécificité nette dans le jeu entre créations et extensions de sites industriels, qu'on ne retrouve pas dans les suppressions : les emplois perdus dans les fermetures de sites et les réductions d'effectifs ont évolué de façon très similaire de 2009 à 2019.
Des considérations sectorielles à prendre en compte
Si l'on divise les douze derniers mois en deux sous-périodes semestrielles, les emplois industriels restent en positif. De décembre 2018 à mai 2019, l'industrie a créé 11 662 emplois nets. C'est deux fois moins que lors de la période précédente de juin à novembre 2018. La décomposition par secteur donne des variations très fortes entre secteurs - cf. tableau ci-dessous. Notamment, la moitié du ralentissement constaté entre les deux périodes provient du seul secteur automobile.
Ce qui est encourageant pour l'industrie est que certains secteurs qui avaient beaucoup perdu d'emplois pendant la crise de 2009 et après, comme la chimie, continuent à créer des emplois. D'autres secteurs, comme la pharmacie, sont en revanche dans des situations plus difficiles du point de vue de l'emploi.
La taille d'entreprise est un facteur important
L'un des facteurs les plus importants dans l'analyse de la reprise est la taille des entreprises. Comme l'indique le tableau ci-dessous, les grandes entreprises ont supprimé plus d'emplois industriels, et plus longtemps, que les autres entreprises. Dans la phase de reprise entamée en 2017 en revanche, elles ont enfin créé plus d'emplois industriels que les ETI. Elles sont encore en positif en début d'année 2019, ce qui est encourageant pour la suite. Mais elles sont déjà repassées à des niveaux inférieurs aux ETI et même aux PME.
Évolution du solde net annuel des créations et suppressions d'emplois industriels, par taille d'entreprise. Données observatoire Trendeo de l'emploi et de l'investissement en France
Les entreprises étrangères, plus prudentes que les entreprises françaises
Les entreprises étrangères et les entreprises françaises, dans le graphique ci-dessous, ont eu un comportement divergent en phase de reprise : les entreprises françaises ont recréé des emplois plus franchement que les entreprises étrangères.
La comparaison précédente est fragilisée par le fait que les entreprises étrangères qui créent des emplois industriels en France sont très majoritairement des grandes entreprises (77% des créations d'emplois industriels par des entreprises étrangères en France, de 2009 à 2019, sont le fait de grandes entreprises ; alors que les grandes entreprises françaises ne représentent que 36% des créations d'emplois industriels par des entreprises françaises. Ces chiffres sont normaux et on ne peut pas s'attendre à une forte présence de TPE étrangères en France, de la même façon que les TPE françaises investissent peu à l'étranger).
Si l'on compare donc les seules grandes entreprises françaises et étrangères, la courbe est similaire dans la phase de reprise mais différente dans la phase de crise intense de 2009-2013 : les grandes entreprises étrangères ont plus fortement supprimé des emplois en phase de crise que les entreprises françaises, et en recréent moins fortement dans la phase de reprise entamée en 2017. Même si la tendance est similaire, l'ampleur est plus faible pour les entreprises étrangères en phase de reprise et plus forte en phase de crise.
Conclusion
La dynamique industrielle, en termes d'emplois, reste positive et les suppressions d'emplois annoncées à Belfort ne signent pas le retour à une situation de crise dans l'industrie.
Il reste que depuis 2017 la reprise s’essouffle et devient fragile, dans l'industrie mais pas seulement - la situation du secteur du commerce nous paraît plus immédiatement inquiétante.
Parmi les facteurs qui détermineront l'évolution des prochains mois, on peut citer, à la lumière des chiffres proposés ici : le rôle des grandes entreprises, le rôle des entreprises étrangères, la situation du secteur automobile...
L'analyse du jeu des créations et extensions de sites industriels montre aussi une réticence à la création de nouveaux sites industriels, une préférence pour les extensions de sites existants, qui demande à être mieux comprise. S'il y a des facteurs spécifiques bloquant la création de nouveaux sites industriels, il est important d'en limiter le poids si l'on entend prolonger la reprise industrielle entamée en 2016-2017. Outre la levée d'obstacles éventuels on peut penser à des mesures plus positives, comme la création de zones industrielles pré-équipées, sur le modèle du Tahoe-Reno industrial center.
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Senior Consultant at Orly Paris® - Orly International
5 ansTrès intéressante analyse. Le nombre d'emplois industriels créés/perdus me parait aussi crucial non seulement au plan social mais au plan patrimonial de l'industrie car cela mesure le capital humain/compétence disponible pour tout rebond à venir de l'industrie dans notre pays...
géographe-urbaniste, intelligence et stratégie territoriale, planification urbaine, observatoires, politiques publiques, open data
5 ansFort intéressant, bien que la notion de "réindustrialisation" soit un tantinet trompeuse, puisque vous confirmez qu'il s'agit d'évolutions des sites existants! L'un des problèmes de la France, c'est que ses dirigeants ont intégré il y a longtemps l'acceptation de la désindustrialisation, et que les transferts d'unités de fabrication vers l'Est ou l'Asie se poursuivent, compte-tenu des avantages attendus...
Ce qui semble très clair c'est l'effet désastreux de la crise de 2008-2009. Au fait quelles en ont été les causes profondes ? De fait qui à "payé" ? Je serais curieux de connaitre le profil des courbes pour des pays comme l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la Grèce Certains disent qu'une autre crise se prépare, le détonateur pourrait en être les prêts que les étudiants américains souscrivent pour payer leurs études. Les sommes en jeu seraient de même ordre de grandeur que celles des "subprimes".
merci pour la compilation et digestion de tous ces chiffrres
Projets: d'entreprises - Partenariats - Business Development Services - Anglais
5 ansje croyais que la production en agro-alimentaire était tjs importante en France, d'après une carte sur la taille des usines /secteur en France?