La skyline comme identité urbaine : illustration pratique avec le cas de Frankfurt/Main (1948-2018)
Frankfurt/Main vue du Main fin 2015

La skyline comme identité urbaine : illustration pratique avec le cas de Frankfurt/Main (1948-2018)

article numéro 27 (22 novembre 2018)

Le terme anglais skyline signifie littéralement horizon. Mais son acception s’est enrichie (ou déformée comme d’anglicisme) pour désigner une vue partielle ou totale des immeubles et structures élevés d'une ville. On peut aussi la décrire comme la ligne d'horizon artificielle dessinée par la structure d'ensemble de la ville. On emploie souvent ce terme lorsque la présence de gratte-ciels donne à cette ligne d'horizon un caractère spectaculaire ou fortement reconnaissable. C’est de cet emploi dont il sera question dans le présent article.

Le terme français approprié est « panorama urbain », mais il ne fait pas référence aux immeubles élevés, ce qui nécessiterait de l’alourdir en lui adjoignant une épithète comme « spectaculaire ».

 Source : mail.hebstreit.com – New York Skyline

Questionnements urbains

Comment nait le concept de skyline ? Est-il le produit du hasard urbain et de l'accumulation d'objets immobiliers ou la résultante d'un programme échelonné dans le temps ? N’est-il qu’un mot issu du vocabulaire urbain utilisé pour désigner un paysage contemporain en voie de banalisation ? Ou est-il un nom posé sur un concept établi, l’objectif ultime que recherchent les édiles ?

La réponse à toutes ces questions sera peut-être à chaque fois circonstancielle et ajustée à chaque type de ville. Cet article tentera de connaitre la part de choix délibéré dans la formation d’une skyline par toutes parties prenantes à la décision urbaine, dans la mesure où il est aujourd’hui acquis que cette caractéristique ou cette forme contribue fortement à l’identité ou à l’identification d’une ville dans le monde (la question de la pertinence esthétique de la skyline étant délibérément écartée ici).

La multiplication des mégapoles dans des pays éloignés, qui comptent souvent des grappes entières de gratte-ciels, banalise aujourd’hui l’édification des structures de grande hauteur, ce qui conduit les autorités planificatrices ou les maitres d’ouvrage à décider d’y ajouter un ingrédient de surprise ou de spectacle pour le primo-observateur, confirmant la tentation d’une forme de théâtralisation ou de mise en scène urbaine. 

Cette remarque tendrait à apporter une réponse positive à la question de la préméditation de la skyline urbaine, mais elle ne concerne que les décisions d’urbanisme récentes et planifiées (type Dubai) et n’épuise pas le sujet. En Europe, terre longtemps réticente à l’implantation de gratte-ciels (c’est encore le cas au nom du développement durable et de la sobriété énergétique), la formation d’une skyline a obéi à une conjonction de facteurs, avant de passer à une phase ultérieure, dans laquelle la skyline est devenue un fait accompli.

La skyline accompagne la naissance d’un quartier d’affaires

Dans l’histoire urbaine, Chicago mais surtout New York, inaugurent la naissance d’un quartier aux fonctions spécialisées, où le besoin de proximité des grandes institutions financières et industrielles de la bourse des actions valorise toutes les emprises foncières. Leur coût d’acquisition justifie de gagner de la hauteur pour y placer tous les employés, dès lors que les techniques de construction et la règlementation le permettent. Les coûts du foncier et de la construction sont compensés par la constitution d’un patrimoine tertiaire (voir mes articles numéro 23 et 25 et numéro 28 à venir sur New York).

Dans cette époque première, la skyline est la résultante très empirique d'un mouvement prolongé et progressif d'implantation de tours et de sièges sociaux. Mais il ne perdurera que s’il parvient à surmonter de nombreuses contraintes et si toutes les parties prenantes à la décision convergent pour saisir les opportunités qui s’offriront :

Parmi celles-ci :

- le zonage et les périmètres réservés aux tours ;

- l'existence préalable d'un quartier bancaire spécialisé ;

- l'attrait suscité par la place qui se renforce dans la durée ;

- l'indigence relative de la substance urbaine ainsi que la structure urbaine (grands quartiers bien séparés) ;

- les suites données aux conséquences de la guerre sur la ville ou de n'importe quelle catastrophe urbaine (voir mes articles numéro 16 sur Londres et 24 sur Rotterdam) ;

- la position conciliante voire encourageante des municipalités successives sur les tours.

Lorsque le mouvement d'implantation a débuté, ce sont tous ces facteurs qui entrent en interaction pour décider de l'ampleur que le phénomène prendra.

Cependant, d'autres éléments seront décisifs pour dessiner une skyline au sens où on l'entend à présent, c´est à dire à la silhouette caractéristique, inimitable et pourquoi pas séduisante, d'un paysage urbain, dans sa partie supérieure. Passée une première période d'installation, les nouvelles décisions d'implantation sont tributaires de l'existant, qu'elles veulent concurrencer, dépasser, éclipser, ou compléter. L'argument de l'implantation dans la skyline primitive ou déjà existante devient déterminant.

La Défense a atteint ce stade à partir de la construction du Cœur Défense et de la tour EDF. Les tours suivantes ont pris en compte leur impact sur la silhouette de la place. À New York aujourd'hui, seuls les tours géantes (> 400 mètres) sont susceptibles de modifier la skyline, à la marge, dans les deux secteurs où les gratte-ciels sont très nombreux.

Des premières sentinelles au quartier d'affaires puis à la skyline de Frankfurt/Main (1948-2018)

Deux premiers facteurs : la guerre et le choix d’un urbanisme fonctionnel

Son caractère principal, c'est-à-dire une implantation de tours de bureaux et de sièges sociaux dans la périphérie immédiate de la vieille ville, la ville de Frankfurt le doit bien entendu à la guerre qui l'a placée dans une position a priori peu enviable.

Cette position peu enviable, ce sont les suites de la destruction radicale du centre-ville, qui a rebattu les cartes de l'aménagement urbain et autorisé que l'on redéfinisse les fonctions urbaines avec plus de liberté. Une situation que d'autres villes européennes ont également connue, pour les mêmes raisons : Londres, Rotterdam, Hamburg, Berlin, Varsovie, etc.

Mais les circonstances de la guerre n'ont fourni de telles opportunités qu'aux villes décidées à jouer un rôle de premier plan dans l'Europe en reconstruction, qui avaient déjà entamé une poussée vers la modernité, qui ne détenaient pas de monuments ou de lieux symboliques forts, et qui surtout avaient développé un premier embryon de quartier d'affaires, l'occasion a été jouée à fond.

L’existence préalable d’un quartier bancaire en ville

Il y a bien une tentation évidente de créer un downtown new yorkais, c'est à dire de plaquer sur Frankfurt un schéma de spécialisation équivalent à celui du sud de l'île de Manhattan. Le plus notable est que ce plan est antérieur à la seconde guerre mondiale et à ses destructions.

À l'instar d'autres villes européennes, Frankfurt avait en effet l'ambition de rattraper un retard enregistré jusqu'à l'unification allemande de 1871. Siège de la bourse des actions, de quelques banques et de sièges sociaux, elle a commencé à organiser un quartier d'affaires vers 1900.

Après-guerre, la ville ne réussit pas à devenir la nouvelle capitale fédérale, mais les grandes banques historiques de Berlin et Hamburg la rejoignent.

Les contraintes modérées de la réglementation municipale

Les phases successives après 1948 : les tours sont accueillies sans restriction dans toute la ville, le long de grandes axes et sans certaines zones. Le quartier des banques en fait partie mais ne se distingue pas. Le résultat : des grandes sentinelles s’implantent.

- l’ère de la dispersion dans le laisser-faire de la reconstruction : les sentinelles

Eurotower (1971-1977)

Construction des tours jumelles de la Deutsche Bank (1979-1984)

Construction de la Messeturm (1988-1990)

Construction de la Westendtower (1990-1993)

 La silhouette de Frankfurt au début des années 80

- la mise en ordre (1998-2008)

En 1998, un premier plan d’urbanisme essaie de mettre de l’ordre en définissant, pour la première fois, des zones réservées aux gratte-ciels, dont le quartier bancaire historique, qui entame alors sa densification. Trois zones de développement sont arrêtées par le plan suivant (2008) : le quartier bancaire, celui du parc des expositions et celui de la gare. Fin 2018, alors qu’il ne resterait que dix des zones d’implantation prédéfinies encore disponibles, la municipalité annonce un nouveau plan d’urbanisme pour 2021, au plus tard, identifiant de nouveaux périmètres destinés à accueillir des tours. Il s’agirait de zones adjacentes à celles déjà existantes, afin de poursuivre le travail de densification.

- Le siège de la Commerzbank, premier objet iconique de Frankfurt

La skyline émerge quand elle est pensée pour la première fois. On peut considérer qu’à Frankfurt sa naissance en tant qu'objet est liée à l'apparition de la Commerzbank de Norman Foster qui a travaillé sur l'insertion de cet objet en ville, mais aussi sur le dialogue avec l'univers des autres tours qui l'avaient précédée. À partir de la fin de ce chantier (1997), on peut considérer que chaque nouvelle tour est évaluée en fonction de son apport qualitatif au skyline. Le quartier restreint des banques se densifiera en 20 ans.

Construction de la Commerzbank (Norman Foster) (1990-1997)

Construction de la Main Tower et de l’Eurotheum (1996-1999)

Cette attention contribue à l’apparition d’une silhouette adaptée à la carte postale (la skyline devient photogénique), mais aussi à la cohérence-cohésion que le quartier présente au fur et à mesure. C´est à dire à l'image d’ensemble qu'il parvient à donner.

Des rapports esthétiques s'organisent dans le bouquet de gratte-ciels : il se forme une alchimie des volumes et des masses qui est modifiée à chaque nouvelle tour. Propriétaires, citoyens, architectes et urbanistes sont tous mis au défi par cette réalité qu'ils ne peuvent plus ignorer. Construire signifie dialoguer avec cet acquis.

1990

1993

1994

2004 (construction en cours de la tour Skyper)

2012 (construction en cours de la Taunusturm 2012-2015)

2013 (construction en cours de la Taunusturm)

2015

2017

Janvier 2018 (construction de la Marienturm)

Novembre 2018 (construction de l’Omniturm)

Densification ultime du quartier bancaire (projet Four Frankfurt prévu pour 2021 – en cours)

Le résultat à Frankfurt : la période des sentinelles posées à distance n'est pas révolue mais des bouquets de gratte-ciels sont nés. Un petit bouquet se développe en plein centre-ville.

Un autre bouquet dans l'histoire de la ville (la zone des expositions) est en cours de développement depuis 2010.

 La Skyline de Frankfurt/Main (2017) :















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