La valence émotionnelle : un singulier ou un pluriel ?
La notion de valence a été introduite il y a plus de 70 ans par Kurt Lewin, afin de qualifier la force de notre attraction vers les objets désirables et de notre répulsion à l’égard d’autres objets. Cette notion a été très largement utilisée dans le champ des émotions pour qualifier les émotions elles-mêmes et les objets ou les situations suscitant un comportement d’approche ou d’évitement. En tant que dimension, utilisée seule, ou associée à une autre dimension, telle que l’éveil, la valence a été utilisée pour différencier les émotions.
La valence est souvent définie comme un continuum allant de la tendance à l’évitement d’un objet ou d’une situation à la tendance à l’approche. La notion de valence est à la base de nombreuses antinomies dans les théories des émotions, de la motivation, de la prise de décision, de l’apprentissage… où le positif s’oppose au négatif, le bon au mauvais, l’agrément au désagrément, le plaisir au déplaisir, le désir à la répulsion… Bref, la valence caractérise un aspect essentiel de notre vie affective à la base de nos choix et de nos comportements.
Dans la réalité, rares sont les situations dans lesquelles la décision d’adopter un comportement donné ne dépend de la valence que d’un seul facteur. La valence positive d’un éclair au chocolat vous pousserait à le consommer, alors que votre souci de maintenir un corps de rêve en prévision de vos prochaines vacances à la mer vous en éloignerait. La promesse d’un gain de temps vous inciterait à prendre l’avion, alors que votre sensibilité au bilan carbone tendrait à vous faire préférer le train… Votre plaisir de conduire vous pousserait à acquérir un petit coupé sportif, mais un tel achat vous ferait craindre les réactions de vos voisins… Vous êtes prêt à vous orienter vers l’achat d’un véhicule électrique, mais le tarif à l’achat vous paraît exagéré…
Ces quelques exemples montrent que la décision d’adopter un comportement donné ne dépend ni de la seule valence d’un objet, ni de la valence d’une émotion unique. Par ailleurs, dans une même situation, devant les mêmes objets, deux personnes différentes pourront produire des choix de comportement différents et une même personne pourra produire des réponses comportementales différentes en des moments différents. Ces observations montrent les limites d’une approche considérant la valence d’un objet, d’une situation ou d’une émotion comme étant à la fois unique et à la base d’un comportement d’attraction ou de répulsion (ou d’approche ou d’évitement). Qui plus est, deux émotions de valence négative, comme la peur et la colère, pourront générer des comportements différents : l’évitement pour la peur, l’approche pour la colère.
Comme nous l’avons déjà évoqué dans un précédent article de KeyEmotion Lab (voir «Émotions discrètes, approche dimensionnelle ou approche évaluative»), les théories de l’évaluation cognitive (appraisal) semblent plus adaptées à la prédiction des comportements d’approche et d’évitement que les théories dimensionnelles. Selon ces théories, c’est l’analyse des différentes composantes d’une situation et les résultats de cette analyse qui sont à la base de l’émotion ou des émotions ressentie(s) et des tendances à l’action correspondantes. De plus, cette analyse varie d’une personne à l’autre et d’un moment à l’autre chez le même individu. Cette conception apparaît donc en totale contradiction avec une vision selon laquelle la valence correspond à une propriété de l’objet censée générer une même réponse chez tous les individus, en tout temps.
Les auteurs des théories de l’appraisal s’accordent sur les principales composantes de l’évaluation cognitive impliquées dans les épisodes émotionnels:
- La pertinence représente une composante clé de cette évaluation. Il peut s’agir de la pertinence intrinsèque, censée correspondre à une propriété de l’objet (par exemple, un objet dangereux ou bénéfique pour toutes et tous). Il faut toutefois noter que la pertinence intrinsèque peut être sujette à des différences d’évaluation inter-individuelles et qu’elle est sensible à des effets d’apprentissage chez un même individu. Il peut s’agir aussi de la pertinence aux buts et besoins de l’individu. Par exemple, un aliment n’aura pas la même pertinence aux buts et besoins selon que l’individu est affamé ou sort d’un copieux repas.
- Une autre composante clé de l’évaluation est l’implication; il s’agit des conséquences de la situation nouvelle générée par la présence d’un objet ou d’un évènement.
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- Une autre composante encore est la capacité de l’individu à maîtriser ces conséquences. Le fait de considérer notre potentiel de contrôle comme élevé dans une situation donnée peut nous faire évaluer une situation comme plus positive et nous inciter à choisir une option apparemment plus risquée.
- L’évaluation morale des conséquences de la situation induite, tant au niveau de l’éthique personnelle que des standards du groupe social de l’individu, représente une composante supplémentaire.
Chaque étape de cette évaluation peut être associée à un niveau de valence : bon ou mauvais, conséquence agréable ou désagréable, sous contrôle ou hors contrôle, acceptable ou choquant… Chaque étape contribuera donc à générer l’émotion ou les émotions ressenties lors de l’épisode émotionnel et à produire les tendances à l’action associées.
Chaque instant de notre vie est ponctué de ressentis contradictoires issus de ce processus d’évaluation : nous avons à choisir entre poursuivre le travail laborieux de rédaction d’un article, et une option agréable de faire une pause pour s’adonner à son jeu préféré du moment sur son smartphone. Ainsi, une option, pourtant désagréable peut s’avérer propice à la réalisation d’un objectif. À contrario, une option, pourtant agréable, est susceptible de nuire à l’atteinte de cet objectif.
Dans leur récent article paru dans la revue Emotion, Hippolyte Fournier et Olivier Koenig (1) ont montré que les stimuli peuvent être associés à la fois à des tendances à l’approche et à l'évitement et que les effets de différents types de pertinences se manifestent en termes de capture et d’orientation de l’attention. Les auteurs suggèrent de ne pas considérer la valence comme unidimensionnelle mais comme multidimensionnelle, en fonction à la fois de la pertinence intrinsèque des stimuli et de la pertinence aux buts et besoins des individus. Cette conceptualisation multiforme de la valence semble être en parfaite adéquation avec le ressenti fréquent de sentiments contradictoires dans de nombreuses situations de la vie quotidienne.
Ces quelques réflexions nous poussent à proposer deux types de valences : les «valences avec un petit v» et la «Valence avec un grand V». Les «valences avec un petit v» correspondent à des évaluations qualitativement différentes, pouvant donner lieu à des tendances à l’action opposées, et qui se déroulent à chaque étape de l’appraisal. La «Valence avec un grand V» correspond à l’intégration de ces valences et détermine nos choix, nos décisions et nos comportements. La question centrale résultant de cette proposition consiste à savoir comment les résultats des différentes valences se combinent pour former la Valence qui prédira le choix final opéré par l’individu à l’issue de son épisode émotionnel. La réponse se situe sans doute à la fois dans le poids assigné à chaque valence, dans le pattern global représenté par le profil des différentes valences et dans les équations mathématiques qui les relient.
(1) Fournier, H., & Koenig, O. (2023). Emotional attention: Time course and effects of agonistic and antagonistic overlay of intrinsic and goal relevances. Emotion. Advance online publication.